Comme une bouteille à la mer...

Quoi que l'on fasse

Où que l'on soit

On n'oublie jamais ceux que l'on laisse derrière soi...



 ... mais plus la distance est grande, plus la séparation est longue, et plus les retrouvailles seront belles !

Solidarité TAAFienne


Voilà bien longtemps que je n’ai eu l’occasion de prendre un peu de temps pour partager avec vous les dernières semaines écoulées – il est temps de rattraper mon retard, en quelques messages répartis sur les jours à venir.

 















Lorsque vous demandez aux hivernants ce qui les a motivé à venir ici, la plupart vous répondront, en tête de liste : l’expérience humaine. Certes,  la nature sauvage et la confrontation à l’extrême sous tous ses aspects nous ont tous fait rêver d’un tel territoire, mais l’aventure humaine qui s’y déroule semble être un réel moteur et éveille en beaucoup une profonde curiosité et motivation capable de les pousser à accepter de venir partager des mois dans un cadre confiné tel que Kerguelen. De récents évènements survenus sur l’archipel, malheureux mais non dramatiques, sont venus donner raison à cette quête d’ « humanité », les pires situations faisant une fois de plus sortir le meilleur de chaque être humain,  même dans un lieu où l’humanité semble avoir du mal à trouver sa place…


Samedi 22 septembre

Une journée comme les autres dans le golfe du Morbihan, à la périphérie duquel la base de Port-Aux-Français débute un week-end  venteux, coincée entre la mer sombre parsemée de moutons blancs et un plafond gris, sous lequel filent de lourds nuages bas. Tandis que je me rends vers TiKer pour un petit atelier pâtisserie avec Jérôme le pâteux (au programme, confection de cookies pour les départs en manip du jour), la lumière ne tarde pas à s’allumer à la flottille. Brice le bosco prépare ses affaires, et bientôt Gwen le mécano sort le Manitou afin de mettre à l’eau le petit zodiac. Direction l’Aventure II qui tire sur son mouillage, brinquebalée par la petite houle matinale. Une journée comme les autres à Port-Aux-Français, que s’apprêtent à quitter les passagers du chaland, quatre pour une sortie à la journée et cinq manipeurs à destination des îles (Australia et Mayès). Il faudra aussi récupérer les trois VAT de la ResNat, sur Longue depuis quelques jours déjà, et ravitailler les ornithologues à Mayès. Mais première étape de la tournée : la pointe Molloy, ou une inspection de la cabane et du phare doit être effectuée. La pointe Molloy n’est qu’à deux heures et demi de marche de la base, les trois manipeurs reviendront donc à pied pendant que le chaland poursuivra le reste du tour du golfe. Malheureusement, la suite des évènements en décidera autrement.
A midi, Baptiste le Géner passe me voir à la pâtisserie, pour nous apprendre que le chaland s’est échoué. Je crois d’abord qu’il me fait une mauvaise blague, mais sont regard me fait vite déchanter. Le chaland, échoué ! Ca ne serait pas la première fois qu’il touche les rochers – et l’on sait bien que Molloy n’a jamais été un endroit facile pour « beacher » (anglicissisme signifiant venir appuyer la proue du chaland contre le rivage pour permettre aux manipeurs de descendre). Ainsi donc, une fois de plus, Kerguelen impose sa loi. Au moment de décharger ses passagers sur la grève, une vague scélérate est venue brutalement soulever le chaland pour le reposer sur la plage de galets de Molloy. 



Fort heureusement, Brice a eu l’excellent réflexe de relever les hélices à temps avant qu’elle ne frappe les rochers, ce qui aurait été catastrophique pour le navire (nous n’avons pas d’hélice de rechange pour le moment sur base.)
Après un point rapide pendant l’heure du déjeuner, deux tracteurs quittent la base à 14h30, emportant avec eux vivres, eau potable et sacs de couchage en prévision d’une éventuelle nuit sur place.
Malheureusement, vers 16h30 je capte un message sur la radio qui me fait presque tomber de ma chaise : les deux tracteurs sont prisonniers de souilles. En l’espace de quelques heures, nous venons de perdre nos deux moyens de transport, et surtout de secours ! Jamais un tel scénario n’aurait pu être prévu même dans les modèles les plus fantaisistes. 


 Depuis SAMUKER nous passons un message rapide aux îles où se trouvent coincés les quelques manipeurs hors base : arrêt de toutes les opérations de travail hors cabane, ils doivent prendre le moins de risque possible, étant donné que nous n’avons plus le moindre moyen de secours en cas d’accident. 
Tandis que trois personnes restent sur le chaland (son équipage et un passager), les autres ont déjà rejoint les tracteurs et tentent de les désembourber avec les moyens disponibles.
A 21h, l’équipe qui s’est acharnée autour des tracteurs est rentrée sur base, épuisée mais sans les tracteurs. Une première nuit se profile pour l’équipe restée sur le chaland.

Dimanche 23 septembre

Le vent s’est calmé durant la nuit, et lorsque je quitte SAMUKER à 5h45, l’aube se trahie à peine dans ses premières clartés sous un ciel sans nuage. Jamais je n’ai vu tant de monde à la table du petit-déjeuner, aussi tôt, un dimanche matin. Comme convenu la veille, toutes les bonnes volontés se sont données rendez-vous au petit jour pour aller désembourber les deux tracteurs toujours coincés dans des souilles au-delà de l’anse des Pachas. Nous nous partageons en deux équipes, le plus gros du groupe partant immédiatement à pied avec pioches et pelles tandis que seuls un petit nombre de volontaires restent sur base pour équiper un troisième tracteur qui utilisera un chemin sécurisé que nous aurons repéré au préalable. En attendant, un premier contact est pris avec les navires sur zone afin d’envisager un éventuel secours du chaland par un palangrier naviguant dans nos eaux.
Malgré la situation plus qu’embarrassante, l’ambiance est détendue tandis que nous dépassons l’anse des Pachas en direction de l’ouest. 

En formation pour sonder le terrain tout en rejoignant les tracteurs

Je fixe au loin la pointe Molloy, derrière laquelle est toujours échoué le chaland. Régulièrement, nous échangeons des messages radio avec les trois naufragés dont le moral semble rester bon. Après 40min de marche, nous rejoignons les deux tracteurs. Tandis qu’un petit groupe prend la direction du nord pour rejoindre la piste allant de PAF à  la cabane Jacky et repérer le chemin sécurisé pour le troisième tracteur, nous nous attaquons au désembourbement des deux autres. 


Le premier a le nez enfoncé dans un petit cours d’eau. Sur les conseils de Jean-Marie le chef garage, le moteur a été laissé tourné depuis la veille, afin d’éviter qu’il ne se noie. Etrange phénomène que de voir sortir régulièrement des gerbes d’eau propulsées par la courroie, tandis qu’un petit lac s’est formé en amont de la cabine en partie noyée. 



Nous abandonnons pour le moment la triste bête métallique pour nous attaquer à sa jumelle dont tout le côté droit est profondément enfoui dans une plaque de boue où je m’enfonce jusqu’aux genoux. Commence alors un travail de fourmis : tandis que certains creusent de grandes tranchées derrière les roues arrières (dont l’un des deux se remplit aussitôt d’autant d’eau que celui-ci peut en contenir), nous faisons des aller-retour afin de charrier des kilos de cailloux qui serviront à donner un appui aux énormes roues rendues impuissantes par le sol meuble et glissant. 






Enfin une troisième équipe installe un tire-fort que nous utiliserons tout d’abord pour redresser le tracteur, puis secondairement pour le tirer en arrière. Lorsque l’engin est enfin remis d’aplomb, nous calons ses roues sur un épais tapis de pierre puis disposons de longues plaques PSP de métal afin de tracer un chemin précaire sur le sol meuble. Samuel s’installe au volant de l’engin tandis que nous nous activons au tire-fort qui aide efficacement à extirper la machine de sa gangue de boue collante. Après deux heures et demi d’effort, un soupir de soulagement s’échappe à l’unisson de nos poitrines lorsque le premier tracteur rejoint enfin un espace de cailloux secs et durs. 

 Laurent garage - recordman de porteur de cailloux

A mes yeux, le plus dur reste à faire avec le second tracteur, celui au moteur planté dans un ruisseau. Est-ce une fausse impression cependant ? Ou bien sommes-nous mieux rôdés ? Toujours est-il qu’après avoir dégagé l’arrière puis l’avant en creusant dans un sol gorgé d’eau, puis charrié de nouveau des kilos de pierre, le tracteur sort comme une fleur en quelques essais, toujours aidé par le tire-fort. 



 afin de sécuriser la manœuvre, un long bout' est tendu entre lui et le troisième tracteur qui l’aide à rejoindre à son tour la zone des cailloux. 13h : l’opération sauvetage des tracteurs est terminée !


Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, nous apprenons que le palangrier Île De la Réunion s’est aussitôt porté volontaire pour venir porter secours au chaland, et fait actuellement route vers nous.





Le palangrier Île de la Réunion lors d'une escale à PAF 
(photographie du DisKer62 - Patrick Haon)






Lundi 24 septembre

 Un petit point blanc et bleu vient briser la ligne horizontale du rivage de la presqu’île Ronarc’h : l’Île de la Réunion est entré dans le golfe du Morbihan, et rejoint directement la pointe Molloy et le chaland toujours échoué. La voix de Paul, son capitaine, sera notre berceuse pour les 48 prochaines heures. Comment exprimer le plus justement l’immense gratitude que nous devons à cet incroyable équipage et à son capitaine emblématique – l’image même du marin aguerri aux pires mers du globe, l’un des symboles de la pêche à la Légine, seul maître à bord ayant su dompter aussi bien son équipage que les terribles vents des quarantièmes rugissants. 

Mais dans l’immédiat, ça n’est pas les talents reconnus pour la pêche de l’Île de la Réunion qui nous intéressent, mais surtout l’expérience et l’énergie que va développer l’ensemble de l’équipage pour sortir Brice, Gwen, François et l’Aventure II de la plage de galets où ils se trouvent naufragés depuis maintenant 72h. Manque de chance, la marée n’est pas favorable, et il faut attendre la fin de journée pour faire une première tentative. 

 Une des haussières tendues entre le palangrier (au loin) et le chaland
Photographie de François - Technicien CNES (et momentanément naufragé)

 De longues haussières sont tendues entre le palangrier et notre chaland  pendant l’après-midi. Première tentative à 18h : l’Île de la Réunion fait rugir ses machines tandis que les dizaines de mètres de cordes se tendent entre le palangrier et le rivage… mais la série noire se poursuit cependant : après une premier secousse encourageante, l’haussière casse. Une nouvelle nuit de naufragés s’annonce sur le chaland, dont la coque grince en souffrant contre les rochers et galets irréguliers.

Photographie de François - Technicien CNES 
(et momentanément naufragé)


Mardi 25 septembre
Peu de gens peuvent se vanter d’être monté en tant que « touristes » sur un palangrier, et encore moins en se faisant récupérer sur les îles du Golfe du Morbihan. Aujourd’hui le temps est gris et la mer triste, mais nos amis coincés sur les îles ont le cœur en joie en voyant débarquer le zodiac de l’Île de la Réunion venu les récupérer sur Longue et Mayès. En attendant que la marée ne monte de nouveau, le palangrier fait le tour des îles puis rejoint PAF pour déposer les insulaires forcés. Puis retour à la pointe Molloy, ou une nouvelle tentative de déséchouage est entamée. L’oreille pendue à la radio que porte le gérant postal à la ceinture, nous sommes quelques uns réunis à Totoche, guettant le moindre échange radio entre Paul et Brice ou Gwen. Le soleil s’est déjà depuis longtemps couché lorsqu’un cri de joie retentit à l’unisson à Molloy comme à PAF : le chaland est libre, enfin !


Après un rapide contrôle de l’ensemble des machines et de la structure apparente, le chaland fait route vers la base, escorté par le navire à qui nous devons tant. Perchée près de la chapelle, protégeant tant bien que mal l’objectif de l’appareil photo de la pluie glacée qui nous inonde depuis l’après-midi, je ne parviendrai qu’à capter cette image furtive et tremblante de notre ange gardien, qui abandonnera bien vite les eaux du golfe pour reprendre sa campagne de pêche là où il l’avait abandonné pour nous porter secours. 



Encore une démonstration de la rudesse d’un travail que peu de gens connaissent, et qui mérite tout notre respect : ces hommes passent ici des mois interminables en haute mer, sans jour de repos, à subir des cadences de travail harassantes, leur calendrier de retour étant systématiquement tributaire de la vitesse à laquelle ils parviendront à pêcher le quota de Légine autorisé – celui-ci étant parfois gravement ralenti par les attaques répétées des orques ou des cachalots.

Lorsque l’on a conscience de cela, on ne peut qu’être d’autant plus reconnaissant de la promptitude avec laquelle Paul et l’ensemble de l’équipage du palangrier Île de la Réunion a répondu à notre demande d’aide. Ce nouvel épisode vécu sur l’archipel des Kerguelen, qui s’est fort heureusement bien terminé puisque le chaland a obtenu la semaine dernière le droit de naviguer à nouveau (après contrôle que la structure n’avait pas subi de dégâts contre-indiquant la poursuite de la mission – ce qui aurait gravement compromis une grosse partie des programmes scientifiques de la campagne d’été prochaine), ce nouvel épisode donc nous a permis de constater une fois de plus combien l’Homme, parfois si décevant par son égoïsme, sa petitesse, son étroitesse d’esprit, peut aussi, dans les pires situations, se dépasser, passer outre ses ressentiments ou son petit confort personnel, et se démener coûte que coûte, pour le bien de tous. Que ça soit en creusant des mètres de boue derrière un tracteur, en abandonnant sa campagne de pêche pour se dérouter, en tirant à mains nues des kilos de cordes trempées sous une pluie glaciale, en portant des pierres des heures durant, en gérant les problèmes logistiques, mais aussi en entretenant le moral des troupes en gardant, toujours, l’esprit positif et l’humour à portée de main. 
Une belle leçon d’humanité, d'autant plus marquante lorsqu'elle survient dans un lieu où la nature s’acharne à nous rappeler que nous ne sommes que tolérés.



Un Bonbon a fait le printemps


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Dans un endroit comme Port-Aux-Français où le calendrier traditionnel n’a pas vraiment de sens, surtout lorsque l’on est médecin et donc par définition de garde 24h/24, 7j/7 et ce 12mois/12, il est important de se fixer des points de repère pour conserver une architecture de vie « traditionnelle ».
Aujourd’hui c’est dimanche, donc j’abandonne mes tâches quotidiennes habituelles de la semaine et m’octroie un petit moment de pause rien qu’à moi. Laëtitia étant actuellement en manip’ éléphant de mer à Pointe Morne, je ne peux pas partir bien loin de la base. Fort heureusement pour moi, l’anse de Pachas n’est qu’à dix minutes de marche. 

 Les monts du Château
Après un petit détour par le BCR pour récupérer une zézette (surnom de la radio, afin d’être joignable à tout instant), je m’offre une petite marche dans des restes de neige de la veille. Nous avons effectivement essuyé une belle tempête glacée hier, comme l’hiver nous en avait rarement offerts et dont ce printemps débutant semble vouloir nous abreuver avant de laisser la place au soleil. Soleil qui d’ailleurs s’en donne à cœur joie aujourd’hui, faisant étinceler les grandes nappes de neige qui dessinent un labyrinthe pareil à de la dentelle au milieu des touffes d’acaena ou de rochers qui ont déjà repris le dessus sur le manteau neigeux. D’en haut, j’ai une vue splendide sur la base, le golfe et nos voisins imposants : les sommets de la presqu’île Ronarc’h. 


A leur gauche, la passe royale nous surveille paisiblement, ouverture d’eau entre le golfe et l’océan Indien, le trait d’union entre Port-Aux-Français et le reste du monde. Un endroit que l’on ne franchit que deux fois dans sa vie (pour la plupart des gens) : une première fois en arrivant à Kerguelen, et une dernière fois en quittant l’archipel pour toujours. Mais après tout, rien n’est inéluctable dans la vie. Aux précédentes OP, nous avons croisé parmi les visiteurs d’anciens hivernants qui revenaient ici 30, 40 voire 50 ans après leur mission, qui semblait être pour eux l’un des souvenirs les plus impérissables de leur existence. Qu’en sera-t-il pour nous ?
 La Passe Royale

L’arrivée à l’anse de Pachas me tire de ces réflexions, nostalgiques par anticipation (j’en ai de plus en plus, à force de réaliser qu’il me reste moins de temps devant moi ici qu’il n’y en a déjà derrière). La dernière fois que j’y suis passée ici, c’était le plein hiver et la grève était désertique. 
 L'anse des Pachas se repeuple


Aujourd’hui, on voit les signes du printemps dans chaque détail : la foule de lapins qui sautent en tout sens à mon approche, le soleil qui fait ondoyer l’air qui se réchauffe au-dessus de la plaine rocheuse, la mer d’un beau bleu pur et profond, les goélands, cormorans, sternes, skuas et cracous qui ne cessent de faire danser leurs ombres au-dessus de moi, et surtout, ce pour quoi je suis venue, le retour des éléphants de mer. 



Un premier harem est installé à l’extrémité Est de l’anse, dont le Pacha (mâle ayant pris le contrôle du harem) est rapidement reconnaissable au milieu de toutes ses femelles qui font le tiers de sa taille. Il dort paisiblement près du rivage dont les vagues viennent lui lécher les nageoires, à peine dérangé par les cris des petites créatures qui l’entourent. 



Car il y en a de l’animation sur cette plage. Presque une femelle sur deux est accompagnée d’une petite boule de fourrure noire dont les grands replis de peau semblent avoir pris de l’avance sur la croissance du reste du corps. Les voilà, les fameux bonbons tant attendus. Depuis une semaine, les femelles éléphants de mer, tout juste rentrées du large, ont commencé à mettre bas. Un bébé par femelle, un « bonbon » comme on les appelle ici. 


A la fois excitée et émue, j’avance lentement en périphérie du harem. Au bout de quelques mètres à peine je tombe en arrêt devant une vaste zone de galets souillés de rouge. J’arrive quelques minutes trop tard : devant moi, une marre de sang entoure un jeune bonbon encore tout humide. Le placenta et les membranes ont déjà été dévoré par les goélands et skuas qui arpentent la colonie, mais on peut encore voir le liquide amniotique faire briller sa fourrure tandis qu’une petite marque rose signale l’implantation du cordon ombilical. 

 Le Skua guette...

Juste à côté, sa mère lance des cris graves pour encourager le nouveau-né à se rapprocher d’elle, et dissuader les skuas de tendre leurs becs plus près de son petit. La nature a fait son œuvre tandis que j’approchais, et j’ai raté de quelques minutes un moment exceptionnel, le symbole même du retour du printemps à Kerguelen : la naissance d’un bébé éléphant de mer. 


 A ma droite, un petit se met à pousser des cris aigus tout en se rapprochant de sa mère. Celle-ci lui répond par une longue complainte. Un skua suit de près les mouvements du bonbon, qui rapidement se dirige vers les mamelles en ondulant sur son ventre rebondi, en appui sur ses deux nageoires ventrales. Le bébé étire son long cou vers la mamelle puis se met à téter avec délectation, les yeux clos. Le skua attend à quelques pas, prêt à bondir sur la mamelle lorsque le bonbon l’abandonnera, afin de capter la moindre goutte qui s’en écoulera. 


Pendant ce temps, un autre bonbon dort nonchalamment allongé sur le dos, se grattant machinalement le menton avec les griffes de sa nageoire. Lorsqu’il se met à bailler tout en portant sa nageoire devant la bouche, je ne peux m’empêcher de faire de l’anthropomorphisme tant la ressemblance avec un humain est frappante. Toutes les attitudes sont dans la nature…


Après m’être abreuvée de cette sieste familiale (polygame) sous le soleil de septembre, je poursuis ma route vers l’autre extrémité de l’anse. Il y a là un autre harem, beaucoup plus petit, entouré de quelques mâles périphériques qui pour le moment préfèrent céder à la paresse du sommeil plutôt que de disputer violemment la possession d’un harem. Les Pachas sont reconnaissables, outre leur taille, à la longueur de leur nez qu’ils ont fort imposant et qui a valu à cette espèce de phoque le nom d’éléphant de mer : « C’est un pic, c’est un cap, que dis-je, c’est une… une trompe ! ». 

 Lorsque l’on reste à côté d’eux sans bouger, on saisit sans mal le rythme lent de leur respiration, qui se découpe en une longue inspiration silencieuse, une apnée prolongée puis une violente expiration qui fait vibrer leurs deux énormes narines. Afin de ne pas trop les déranger, j’abandonne bien vite le rivage de la grève et rejoins la pointe rocheuse qui clos l’anse des Pachas. Profitant des laminaires qui se balancent d’avant en arrière sous la houle, des sternes virevoltent au-dessus de l’écume  tout en plongeant régulièrement pour attraper de petits poissons. La saison des amours va débuter, rien de tel qu’un bec rempli de proies frétillantes pour acquérir les faveurs d’une belle femelle. En attendant,, l’appareil photo en main, je n’ai qu’à m’asseoir sur un rocher au bord de l’eau pour tenter de capturer quelques fragments de leurs acrobaties aériennes. La nature fait le reste.
Et un...
  Et deux...

Et trois !












Spring news

Et voilà, cela fait précisément 9 mois et 10 jours que je suis arrivée à Kerguelen
Et dans 3 mois et 6 jours, je reposerai le pied sur l'île de la Réunion - et la vie reprendra son cours normal

Mais qu'est-ce que la normalité après tout ? (mais que cette interrogation fait cliché !)

Comme toujours, tout n'est qu'une question de référentiel
Et lorsque l'on change d'hémisphère, beaucoup de référentiels s'en voient bouleversés

Par exemple, c'est aujourd'hui le premier jour du printemps, quand à Brest on célèbre (ou pas) le premier jour de l'automne
Est-ce que cela vous étonne d'imaginer passer noël en plein été ? Simplement parce que l'on a été habitué à associer le sapin à la neige, au froid et aux marrons grillés...

J'ai trouvé il y a quelques jours un planisphère inversé, l'hémisphère nord était en bas et l'hémisphère sud était en haut, le pôle nord tête en bas et l'Antarctique tête en l'air
Après tout, pourquoi pas ? La Terre n'est qu'une immense sphère, qui a dit qu'elle devait voir trôner le Groënland sur son front et l'Australie sous son menton ?



Bref, je laisse là mes réflexions métaphysiques stériles (c'est ça l'air du printemps, ça fait bourgeonner les petites cellules grises qui sortent enfin de leur hibernation) et en reviens à l'objet de ce message : simplement vous transmettre un lien intéressant, le carnet de voyage de Sophie Lautier, une journaliste de l'AFP qui a effectué la rotation du Marion Dufresne d'OP2 2012 et qui nous fait partager cette expérience sur son site, en attendant de pouvoir lire son compte-rendu plus détaillé dans les semaines à venir


Bonne lecture, et bon changement de saison, où que vous soyez, tête en l'air ou tête en bas !

Île Pender - ou l'art de remonter dans le temps


Depuis la découverte de l’archipel en 1772 par le chevalier de Kerguelen, l’homme n’a pas tardé à laisser son empreinte sur ces îles jusque là vierges de toute influence extérieure, protégées par des milliers de kilomètres d’océan et de tempête. Après les lapins, les souris et les maladies, arrivèrent bientôt les pissenlits, les herbes hautes et autres espèces fourragères ainsi que les insectes qui utilisèrent végétaux et animaux (moutons, mouflons) comme radeaux de la méduse.
La physionomie du territoire qui nous entoure en a été irrémédiablement bouleversée, et les décors végétaux que l’on observe désormais autour de la base et dans la plupart des transits n’ont plus rien à voir avec  les Kerguelen des origines, il y à peine 240 ans – autant dire un grain de sable dans l’histoire de notre planète. Mais heureusement, il existe encore des refuges plus ou moins préservés par le cours de la colonisation. Des îles où lapins, souris et moutons n’ont jamais posé les pattes. Des endroits où les hommes ne vont que rarement, voire jamais.

Classée en réserve intégrale, l’île Pender dans le golfe du Morbihan fait partie de ces lieux partiellement préservés. La dernière visite de l’homme remonte à 2010, et sur dérogation du Préfet des TAAF, deux personnes ont aujourd’hui le droit d’y retourner pour quelques heures de prospection. Thomas, l’ornithologue de la ResNat, doit aller recenser la colonie de manchots papous qui y a établi domicile, et j’ai la chance de pouvoir l’accompagner pour « l’épauler » dans sa tâche.

Après un voyage en chaland quelque peu mouvementé par la petite tempête qui nous secoue – sans doute afin de célébrer la seconde sortie pour Brice, le nouveau bosco de la 63ème mission – l’Aventure II nous dépose dans un recoin de barres rocheuses sculptées naturellement en escalier qui remonte jusqu’au plateau végétal. Le temps de grimper sur le rocher noir et de saluer Gwen que le chaland fait déjà demi-tour dans l’eau bleue translucide sous un beau soleil de fin d’hiver qui peine malheureusement à nous réchauffer, le vent n’a pas oublié de se lever ce matin et nous glace le sang.
Thomas sort son GPS afin de retrouver le point où était située la colonie en 2010 et nous partons aussitôt dans la direction indiquée. Même sans point GPS, la retrouver ne serait pas des plus difficiles, étant donné que l’île fait moins de 2 km de long et à peine 500 m de large.
Contrairement à la Péninsule Courbet où la marche sur cette longue étendue d’acaena  est compliquée par les terriers de lapins qui, sans prévenir; s’écroulent  sous nos pieds, avancer sur Pender s’avère une tâche bien plus ardue. Partout, à perte de vue, s’étalent des choux de Kerguelen et de l’azorelle en énormes coussins verts vif dont le retour de la verdure symbolise définitivement la fin de l’hiver et l’approche imminente du printemps. Ces deux plantes sont extrêmement fragiles et  bien évidemment protégées. Gare à celui qui posera le pied dessus ! S’ensuit donc une petite marche acrobatique, où Thomas et ses grandes jambes et moi avec mes petits pieds, nous tentons d’avancer en zigzagant entre choux et azorelle. Ça et là, quelques bien plus rares touffes d’acaena émergent de ce réseau compact, dont les branches marrons encore grillées par l’hiver laissent elles aussi, enfin, apparaître les premières touffes de feuilles vertes tout juste naissantes.
Une fois parvenus au sommet de la falaise qui court sur toute la partie nord-est de l’île, nous avançons désormais sur un terrain de cotula plumosa (une petite plante couvrante aux feuilles douces dont les otaries raffolent) et d’herbes hautes. Finalement, nul besoin de GPS pour repérer la colonie de papous : après l’odeur qui nous saisit nous ne tardons pas à entendre les chants de parades amoureuses. Encore un dernier rocher à escalader, et nous tombons enfin sur eux.

Si la Réserve Naturelle a choisi cette période spécifique pour recenser la colonie, c’est que c’est la période de couvaison. Des centaines de manchots papous sont ainsi allongés sur leur nid et couvent chacun un œuf. Notre travail du jour : compter l’ensemble des papous sur œuf.
Pendant que nous nous postons au meilleur point de vue, à une distance respectable afin de ne pas les effrayer au risque qu’ils abandonnent le nid et l’œuf (les skuas ne sont jamais loin), un va et vient permanent se poursuit en périphérie de la colonie. Car, fait amusant, celle-ci est située à la pointe nord-est de l’île, au sommet d’une falaise infranchissable. En permanence on peut voir revenir et partir vers l’ouest des papous qui traversent champs de cailloux, choux et azorelles (les bêtes à palmes ont le droit) pour se relayer sur le nid.
   

                                


Une fois le comptage fini (330 papous sur œuf), nous abandonnons la colonie et suivons les quelques papous qui s’en éloignent. A ma grande surprise, ils doivent faire près de cinq cents mètres pour traverser de part en part l’île afin de regagner la mer. Quelle logique les a poussés  à s’installer si loin du rivage ?
Les rafales de vent qui, sur ce versant de l’île, nous déséquilibrent et font planer  sans effort cracous et canards d’Eaton au-dessus de nos têtes m’apportent sans doute un fragment de réponse…


Après avoir exploré la partie ouest de l’île où des choux de Kerguelen rivalisent en hauteur tout en dévoilant sans avarice leurs fleurs nouvelles, nous remontons sur un chaos rocheux plus au sud.
Déjà, le chaland émerge devant l’île Bryer, revenant de Mayès où il a déposé les ornithos. Il est temps de rentrer, et d’abandonner cette petite île qui, l’espace de deux heures, m’a offert un autre visage de Kerguelen. L’image d’une autre époque, celle de sa végétation authentique, le premier décor minéral et végétal sur lequel les premiers hommes ont posé un regard incrédule et, peut-être, aussi émerveillé que le mien aujourd’hui…