Nos voisins les manchots - première partie















Je crois que je suis amoureuse
Ça m’est tombé dessus sans prévenir, comme un rayon vert vous surprend alors que vous admirez votre énième coucher de soleil sur un paysage tellement connu qu’on le contemple sans même vraiment l’observer
C’était un jeudi, il était 14h30 précisément – je me souviens avoir regardé ma montre juste avant. Nous arrivions enfin à la cabane rouge et blanche, après 6h de transit dans le vent et le froid à travers l’immense pleine humide de la Péninsule Courbet. A ma droite, Thibaut qui file vers la cabane, à ma gauche, Maxime qui me dit de continuer tout droit avec un sourire en coin
Alors que j'avance lentement, c’est tout d'abord une lointaine chanson qui me parvient, allant et venant comme les vagues sur une longue plage de sable fin : une mélodie oscillant entre la cacophonie et la magie de dizaines de milliers de chœurs s’unissant, tantôt portée jusqu’à moi par une accalmie, tantôt repoussée au loin par une bourrasque de vent glacé. 
Puis, après le son, arrive l’odeur. Pas désagréable, pas mauvaise, même si pas forcément agréable. Simplement, un effluve animal, nature, brut. 
Et pour finir, après quelques pas, je la découvre… et c’est le coup de foudre : Ratmanoff !

Jeudi 19 juillet

Il n’était pas vraiment prévu que je quitte la base ; jusqu’à hier soir je devais passer la fin de semaine à Port Aux Français, entre activités quotidiennes de routine et échanges avec les marins de l’Osiris arrivé la veille dans le golfe. Et puis, hier soir, alors que je passais au L2 par hasard, je découvre Thibaut et Maxime, les deux VAT ornithos, qui s’agitent en tout sens. Ils viennent de découvrir un problème de manque de données dans leur protocole d’étude des poussins de manchots royaux de Ratmanoff, et doivent rallier la colonie en urgence. Le seul problème, c’est que nous sommes l’hiver, et qu’en cette saison, les transits à deux sont interdits. Ils cherchent donc un manipeur de toute urgence. Mais en vain. Tout le monde est particulièrement occupé en ce moment, d’autant plus avec l’Osiris et bientôt le palangrier Saint André dans le golfe. Il semblerait qu’il ne reste plus que moi.
Et me voilà donc propulsée au rang enviable de manipeuse d’ornithos, embarquée sur le transit PAF-Rat’ à travers les terres gorgées d’eau de la Péninsule Courbet – transit qui m’avait toujours un peu effrayée pour ne l’avoir jamais fait et qu’on m’avait décrit comme long et pénible pour les nerfs. 



Nous quittons la base au lever du soleil, afin de profiter le plus possible de la météo plus clémente de la matinée, et pour se donner le maximum de temps de jour sur la colonie une fois sur place. Les Météos nous annoncent un vent de 40 à 50 nœuds (jusqu’à 100km/h) de Nord-Ouest, c’est-à-dire de trois quarts dos – ce qui devrait nous aider à marcher plus que nous handicaper. Après avoir traversé la rivière Château où je prends l’eau dès les premiers pas (l’imperméabilité de mes chaussures de randonnée ne semble pas avoir survécu à 7 mois aux Kerguelen), nous prenons la direction des roches Jumelles, un rectangle parfait se détachant à l’horizon. 

 Maxime traversant la rivière Château
 Lever de soleil découpant l'ombre des roches Jumelles à gauche

Lorsque nous les rejoignons, je jette un œil à ma montre : onze heures moins vingt. Un vague sourire se dessine sur mon visage, ça fait plus de deux heures et demi que nous sommes partis et le temps m’a semblé passé vite – c’est bon signe!
 Thibaut au milieu des roches Jumelles
En fait de roches Jumelles, je parlerai plutôt de Triplettes, le rocher de droite étant scindé en deux parties siamoises par la base. Après un petit cours de géologie par Thibaut qui nous explique que ce sont là l’un des multiples témoins de l’ancienne activité volcanique effusive qui a donné naissance à l’archipel des Kerguelen, nous reprenons notre route. 

Cette fois, nous nous fixons un point imaginaire à l’horizon, à mi-chemin entre le Peeper au nord-est et le Bayngé au sud-est : direction l’Océan Indien. 

 Grande Fusov plantée bien droit dans le sol, et petite Bibette qui dit au-revoir à PAF
Peu de temps après cela, le vent se lève plus sérieusement, ses brusques rafales me précipitant sur la route de cailloux qui ne trouvent décidément aucune bonne raison de bouger de là où ils se trouvent depuis des milliers d’années. Bref, me voilà de nouveau en chute contrôlée permanente – mais pour une fois cela ne se solde par aucune cascade ni gamelle. Succombant à la tentation, je jette un nouveau regard à ma montre… Onze heures moins vingt ! Je tapote le cadrant et observe la trotteuse : elle avance bien. Je réalise avec effarement que j’ai mal lu l’heure à notre passage aux roches Jumelles, et une brève vague d’abattement me submerge : encore plus de trois heures et demi de marche, nous n’avons même pas fait la moitié. Les tâches bleues et noirs de Maxime et Thibaut à quelques minutes devant moi me stimulent suffisamment pour faire monter la cadence de mes courtes enjambées. 
Passé midi, après une brève pause d’un quart d’heure à l’abri du vent, le temps d’avaler un bout de pain et du fromage, nous poursuivons notre longue avancée à travers l’interminable Péninsule Courbet. Je me répète sans doute, mais je ne cesse de m’étonner de l’absence de vie qui nous frappe sitôt que l’on rentre à l’intérieur des terres. Sans les lapins introduits par l’homme, la péninsule mais aussi l’ensemble des terres de l’archipel seraient un vrai désert animal, au contraste tellement saisissant en comparaison des côtes surpeuplées (exceptées en cette période de l’hiver où les mammifères marins ont rejoint la haute mer).
La dernière portion du transit se résume en un slalom interminable entre souilles et petits ruisseaux, que nous finissons par traverser sans nous soucier de la profondeur, les deux garçons étant en bottes et moi déjà trempée depuis le départ. Et enfin, au bout de 6h de marche, Thibaut tend le bras pour me montrer quelque chose au loin. Une tâche rouge et blanche se dessine devant le bleu profond de l’océan : la cabane du Guetteur, sur la plage de Ratmanoff – nous sommes arrivés !



Encore quelques dizaines de minutes, trois ou quatre traversées d'eau jusqu'aux chevilles, et le soleil surgit au meilleur moment, alors que je longe l'épave d'un ancien hélicoptère russe qu'ils avaient préféré brûler plutôt que de le ramener.

J'en rêvais depuis des mois, j'y pensais pendant ces six heures de marche... mais jamais je n'aurai pu imaginer le spectacle que les deux prochains jours vont m'offrir...




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