Il existe des endroits que l’on s’imagine pendant des
semaines, des mois. On se dit que ça doit être magnifique, paisible, surprenant
ou excitant. On y pense tellement sans jamais le voir vraiment qu’à la fin ce
lieu est idéalisé, et on se convainc que le jour où l’on pourra enfin y aller,
ça sera merveilleux.
Pointe Suzanne est ce genre de lieu – sauf que la réalité
est allée bien au-delà que tout ce que j’avais espéré.
Vendredi 6 mars
Située à l’extrême sud-est de la péninsule Courbet, Pointe
Suzanne est le finis-terre de la presqu’île du prince de Galles.
Au-delà, le
vaste océan indien, constamment agité par les 40ème rugissants et
les proches 50ème hurlants (nous sommes sur le 49ème
parallèle).
On atteint cette pointe après quatre heures et demi de
marche au milieu d’interminables plaines d’acena dont l’épaisseur du tapis
varie entre quelques centimètres et plus de cinquante par endroits
(imaginez ! presque un tiers de ma taille…). Nous sommes quatre à nous
diriger en ce vendredi 6 mars droit vers l’est : Thibaut l’ornitho, chef
de la manip’ ; Pascal chef centrale, le spécialiste de Pointe
Suzanne ; Charles Géophy, manipeur habitué aux otaries ; et moi, qui
suis toute excitée à l’idée de découvrir enfin Pointe Suzanne, cette manip’
tant attendue est un ultime cadeau que m’a laissé Tiphaine avant de partir sur
le Marion.
Pascal sous l'arc-en-ciel pasqual
Ça fait maintenant un peu plus d’un mois que je n’étais pas
sortie de la base – quel plaisir de se dégourdir les jambes, s’aérer la tête et
se retrouver en petit comité. Il fait beau, nous avons le vent dans le dos et
toute la matinée pour rejoindre la cabane qui a été la maison de Tiphaine
pendant les quatre mois de cette campagne d’été qui vient de s’achever. Pendant
que j’étais sur PAF, la nature a changé. En traversant ces étendues d’acena, je
réalise que cette plante qui recouvre la majeure partie des Kerguelen est en
train de montrer les premiers signes de l’hiver : là où il y avait auparavant de
magnifiques tapis verts et épais, on marche désormais dans des plants moins
denses et plus secs. Le vert a laissé la place au marron. Ces irritantes fleurs
en boules d’aiguilles qui s’accrochent aux vêtements sont quant à elles
toujours là en revanche. Et ça pique !
Partis à 8h de PAF, nous arrivons enfin dans la prairie de
Pointe Suzanne à 12h30, après une belle randonnée qui contourne la baie
Norvégienne par le sud (elle que j’avais l’habitude de toujours longer par le
nord lorsque nous partons pêcher avec Patrick le DisKer).
L'extrémité est d'Isthme bas avec cette dernière langue de terre que l'on traverse entre l'un de ses innombrables lacs et la baie Norvégienne,
au milieu de laquelle se dresse le château d'If (ici à l'arrière-plan, devant la péninsule Courbet)
Une fois passé Isthme
bas et ses multiples lacs, le soleil nous a malheureusement abandonnés, et
c’est sous la pluie que nous rallions la cabane tout récemment bardée de bois
clair, si bien qu’on ne la repère qu’au dernier moment (contrairement aux
autres cabanes d’un rouge pétant). En revanche, les otaries elles sont toujours
là. Des centaines à peupler la prairie de Cotula Plumosa.
NoJaFenn pour Nory, Jade et Tiphaine
Nory et Jade ont passé une grande partie de la campagne d’été avec Tiphaine, leur programme
d’étude concernant quant à eux les éléphants de mer
Sitôt installés et un solide repas avalé, nous nous mettons
au travail. Deux programmes nous attirent ici : le programme 109
(prédateurs marins) et le programme 394
(oiseaux plongeurs). Plus précisément, pour le programme 394, Thibaut et
Maxime les deux VAT ornithos de la 62ème doivent passer ici tous les
mois afin d’effectuer un comptage dans la colonie de cormorans installée sur
les falaises au-delà de la cabane. Les jeunes de l’année passée et de celle-ci
on été bagués et équipés darviks (bagues en plastique de couleur – jaune pour
Pointe Suzanne, bleue pour Pointe Morne – sur laquelle est écrit un nombre à
trois chiffres) ; quatre à six fois par jour il faut passer sur la colonie
et relever les numéros de tous les cormorans bagués présents.
Jeunes cormorans de l'année
Equipés de darviks sur la patte droite, de bagues métal sur la patte gauche
Les otaries intéressent quant à elles le programme 109. Afin
d’aider Tiphaine qui a dut partir à la fin de la campagne d’été, nous sommes
ici également pour tenter de retrouver les derniers poppies (jeunes otaries)
bagués par Tiphaine mi-décembre, afin de faire des relevés de poids et tailles.
Nous débutons donc cet après-midi sous la pluie avec un
premier repérage de la colonie de cormorans. Debout dans le vent, les jumelles
rivées sur les yeux, il faut fixer ces centaines d’oiseaux noirs et blancs en
tentant de repérer ces petits anneaux jaunes. Puis vient l’heure du premier
tour dans la colonie d’otaries. Ça n’est pas mon premier contact avec ce
superbe animal, j’en avais déjà croisé quelques unes à l’occasion de randonnées
sur la Péninsule Courbet. Mais c’est la première fois que j’ai à me déplacer au
milieu d’une colonie entière. Le contraste avec les éléphants de mer est
saisissant ; non pas à cause de la taille (au moins dix fois plus petit
qu’un éléphant maigrichon), ni par l’absence de mauvaise odeur ou de bruits de
pets permanents ; non le plus surprenant c’est bien la réaction de ce tout
petit animal qui, là où l’éléphant de mer se carapate dès que l’on approche
(alors qu’avec ces centaines de kilos, il pourrait nous écraser comme une vulgaire
brindille), l’otarie elle se met à grogner puis à se précipiter vers nous en
faisant mine de mordre (expérience que je déconseille vivement à quiconque,
leur bouche est un vrai bouillon de culture et une sacrée galère à soigner en
raison de l’infection).
"Petit" mâle à droite et son harem
Mais une fois que l’on a fait abstraction de son
caractère particulièrement belliqueux, les otaries sont totalement
craquantes ! En particulier ces fameux poppies, qui sont maintenant âgés
de trois ou quatre mois. D’abord noirs lorsqu’ils sont jeunes, ils ont
désormais pris un pelage adulte gris foncé sur le dos et argenté sur le ventre,
voire roux pour certains. Tout en scrutant une à une les silhouettes allongées
dans l’acena que l’on réveilles les unes après les autres de leur sieste
permanente (lorsqu’ils ne sont pas dans l’eau ils dorment sur le rivage),
cherchant les fameuses bagues jaunes que Tiphaine a installé à la base de leurs
nageoires pectorales, je me fais un premier ami. Un pupy que j’ai tiré du
sommeil au milieu de hautes herbes sèches couchées par le vent se met soudain à
me suivre partout en poussant des cris aigus. Lorsque je m’accroupis pour
l’attendre, il va jusqu’à renifler mon baton (arme indispensable à emporter
lorsque l’on marche au milieu des colériques otaries) puis carrément plonger sa
tête dans mon sac. Ses appels plaintifs vont longtemps me poursuivre sur la
colonie, et sa mine fait pitié : il est bien plus maigre que tous les
autres pupys que je verrai ce jour-là. Seule la faim pousse les bébés otaries à
s’approcher de l’homme. Celui-ci doit attendre sa mère partie chasser en mer
depuis trop longtemps – espérons qu’elle n’a pas été elle-même chassée par un orque…
Bonjour 315 !
Pesée et prises de mensurations
Profitant que le soleil n’est pas encore couché, nous
tentons un dernier tour cormoran, mais la tempête qui se lève ce soir-là nous
pousse à rentrer vers la cabane à l’heure de la VAC.
Dehors, le vent qui souffle en violentes rafales fait
trembler la cabane mais a permis de chasser les nuages, et un merveilleux clair
de lune brille au-dessus de l’océan.
Samedi 7 avril
Je vois pointer vers 6h du matin un merveilleux lever de
soleil derrière la fenêtre de la cabane. Quelques dizaines de minutes plus
tard, Thibaut vient tirer Charles et moi de la chaleur de nos duvets (même si
cette nuit j’ai eu grande peine à la trouver). Lorsque nous sortons enfin,
Pascal et lui ne nous ont pas attendu et ont déjà fait un premier tour
cormorans puis pupy. Maigre récolte ; la tempête étant passée et le soleil
de retour, les cormorans ont abandonné la colonie dès le lever du soleil pour
aller pêcher en mer – seuls deux darviks de repérés.
Quant aux otaries, choux
blanc. Pendant que nos deux lève-tôt sont à la pêche aux animaux, Charles et
moi entamons une petite vaisselle sur la terrasse ensoleillée. Devant la
cabane, deux otaries qui viennent de sortir du bain se font sécher au soleil,
tandis qu’un petit tète sa mère non loin de là.
Au moment où je demandais à
Charles s’il avait entendu l’otarie pendant la nuit qui avait pleuré juste devant de la cabane et qui
ressemblait étrangement à un chat (ça m’avait rappelé les miaulements de mon
chat lorsqu’il était enfermé dans la cuisine), nous réalisons soudain qu’un
chaton habite bel et bien sous la cabane. Sa petite tête noire surmontant des
pattes aux chaussettes blanches nous observe par intermittence, mais file
sous les planches dès que l’on fait mine de s’approcher. Etre un chaton au
milieu des otaries ne doit pas être une chose facile… En hommage au lieu, nous
décidons de l’appeler Suzy.
Suzy qui se glisse entre deux modules de la cabane
Lorsque Thibaut est de retour, je repars avec lui vers la
colonie retenter un comptage des cormorans. Mais ils ne sont plus qu’une
trentaine tout au plus à se faire dorer au soleil sur toute l’étendue de la
colonie, dont un qui n’a rien trouvé de plus agréable qu’un choux de Kerguelen
pour faire sa sieste !
Voilà un drôle de nid facile à entretenir !
La colonie de cormorans est installée sur des
falaises dont l’origine volcanique est ici évidente, la roche noire est
sculptée en immenses cristaux rectilignes aux multiples facettes entassés les
uns sur les autres, ou que la mer a creusé par endroits pour former de superbes
arches où les vagues viennent éclater en gerbes d’écume.
A son extrémité sud,
une partie de la colonie s’est installée sur un rocher solitaire immense sur
lequel ils ont construits un véritable HLM de nids qui donnent à ce bloc de
roche noire un aspects surréaliste avec tous ces petits monticules beige striés
de blanc.
Pendant que nous fixons les pattes des quelques derniers individus,
un jeune cormoran plus curieux que les autres vient nous rendre visite et
titiller nos pantalons.
J’abandonne là Thibaut qui part visiter les autres colonies
installées sur de hautes falaises éloignées, tandis que je rejoins Pascal et
Charles pour faire un nouveau tour des poppies. A part le 315 qui est encore
sur la colonie aujourd’hui, aucune trace des autres poppies marqués par
Tiphaine. On en croise bien une trentaine, mais la plupart sont plus petits,
des naissances tardives qui n’entraient pas dans le protocole de recherche du
programme 109. Avec leurs yeux marqués d’un cercle noir et leur ventre énorme
lorsqu’ils viennent de téter aux quatre mamelles de leur mère, ils sont
absolument adorables – même s’ils ne sont pas les derniers à grogner et charger
lorsqu’on les approche.
Après la tétée, pendant que maman se repose,
petite séance de gymnastique au soleil pour son pupy
Tandis que je décide de rendre une visite de courtoisie aux
nids d’albatros des environs, Pascal et Charles regagnent la cabane en
compagnie de deux visiteurs qui arrivent de PAF pour passer le week-end à
Suzanne haut. C’est une cabane située 200m plus haut que la nôtre, terminus de la piste tracteur. Il n’y a pas de rivière à Suzanne bas, si bien que tout
l’approvisionnement se fait par touques d’eau transportées dans les tracteurs.
Puis c’est à dos d’homme qu’il faut faire des aller-retour entre Haut et Bas
pour réapprovisionner notre cabane. Heureusement, depuis la dernière OP, une
grosse cuve a été installée par hélicoptère à Suzanne bas.
Tiphaine, pendant quatre mois ici, a du être plus qu’économe en eau.
La cabane côté nord (seule face qui n'a pas encore été bardée)
Il n’y a que peu d’albatros à Pointe Suzanne. Je n’ai compté
que trois nids sur un kilomètre de distance depuis la cabane, plus un nid
supplémentaire que je découvre déserté, son œuf unique glacé et abandonné. Les
albatros se relaient pour couver l’œuf, mais lorsque le partenaire est trop
long à revenir, il arrive que celui qui couve soit contraint d’abandonner son
œuf pour aller se nourrir à son tour. Je suis étonnée de découvrir cet œuf
encore intact ; c’est une cible idéale pour les skuas, cracous et
autre charognards.
Un peu plus loin, je tombe sur un nid bien habité cette
fois-ci. Les poussins doivent avoir deux ou trois semaines seulement, et sur
celui-ci je vois sa petite tête dépasser sous le derrière de son parent qui le
protège du vent glacé comme des intrus.
Un jeune albatros tente de "draguer" en vain
(il a tout tenté, deux femelles abatros, moi, et même une otarie !)
Après un déjeuner partagé avec Stéphane et Didier nos deux
invités, nous rendons une petite visite aux cormorans puis les deux randonneurs
nous abandonnent pour rejoindre leur cabane du haut. Le reste de la journée se
partage entre tours cormorans, poppies et visite au poussin de grand albatros.
Il nous faut rapidement nous rendre à l’évidence, 315 est le dernier pupy de
Tiphaine encore présent sur la colonie.
Le dernier comptage de cormorans de la journée se
fait sous un magnifique lever de lune rousse, et la nuit nous pousse à rentrer
dans la chaleur de la cabane (allez tenter de lire dans le noir un petit nombre
sur un bout de plastique de 3cm de long dans le noir et avec le vent et le
froid qui s’associent pour faire trembler les jumelles !). Ce soir,
tartiflette et far breton au menu ! Voilà qui, avec la bouillotte que me
prépare Pascal, devrait parvenir à me réchauffer pour le reste de la
nuit !
Lorsque je me glisse dans le duvet, la nuit est bercée par
les lamentations des poppies qui appellent les mamelles de leurs mères, parfois
rejoints par les miaulements de Suzy sous la cabane.
Dimanche 8 avril
Chaque moment vécu à Kerguelen semble plus magnifique, plus
intense, car l’on a conscience que cet instant est unique. Vivre ici est une
expérience qui n’arrive qu’une fois dans une vie, et nous ne sommes ici que
pour un an, alors chaque occasion que l’on laisse passer semble
irrémédiablement perdue. Au final, c’est le cas pour toute une vie, sauf que la
courte échéance du départ donne plus de relief aux choses, fait réaliser
combien est unique et irremplaçable la moindre découverte, la plus petite
émotion.
Un bref moment de magie, quelques secondes à peine durant lequel la boule de feu embrase le ciel et son miroir d’eau en contrebas, où les vagues se font vaporiser par les rafales de vent contraire. Dans les gerbes d’écume, un albatros joue les voltigeurs. Voilà un moment qui valait la peine d’être vécu !
C’est le dernier jour à Pointe Suzanne, derniers tours
cormorans et poppies. Aujourd’hui, même 315 a disparu. En revanche, nous retrouvons
avec tristesse le corps de Suzy. Le pauvre chaton n’a pas survécu au froid de
cette nuit ; j’ignore pour quelle raison il s’est éloigné de l’abri de la
cabane, et son tout petit corps noir tâché de blanc gît désormais sur les
hauteurs de la colonie d’otaries. Thibaut effectue quelques prélèvements pour
PopChat, puis nous rejoignons la cabane pour plier nos affaires.
Le soleil poursuit son ascension, ses rayons tombant sur l'océan telle une aurore australe diurne
Je rends une
dernière visite aux manchots papous qui habitent également sur cette pointe.
Toute la journée ils défilent en file indienne de la mer vers les hauteurs,
traversant la prairie de Cotula comme des enfants allant et venant bien
sagement sur un passage piétons. Comme le soleil a décidé de rester et que le
vent s’est apaisé, il semblerait qu’un petit groupe ai décidé d’établir une petite
halte à mi-chemin. Tranquillement installés dans le doux tapis vert de Cotula,
certains piquent un somme, allongés sur le ventre, tandis que d’autres se
lancent dans une longue toilette énergique. Un petit curieux se glisse vers moi
et m’inspecte longuement.
Mais il est déjà temps de partir...
En tout point, Suzanne se
sera montrée à l’image des Kerguelen, sauvage, nature, généreuse à souhait,
mais aussi rude et intraitable, à l’image de ces poppies amaigris et affamés
qui ne verront probablement pas arriver les premières neiges, ou de Suzy, notre
mascotte d’un jour.
Nous remballons les sacs, rangeons la cabane de la tribu
NoJaFenn de Talfelzout, et glissons un dernier au revoir à nos hôtes du
week-end. Il est temps de rentrer à Port Aux Français, direction Phonolithe
puis plein ouest.
Une trouée dans le ciel plombé nous indique la direction à suivre
J’ai toujours aimé aller à l’ouest – il me semble que l’on
fait la course avec le soleil. Après plus de quatre heures et demi de marche,
les phares de la voiture de Gégé éclairent notre chemin dans la nuit. Comme des
papillons nocturnes, nous nous dirigeons à l’aveugle vers leur lumière réconfortante.
Aujourd’hui, il semblerait bien que c’est le soleil qui a gagné la course.
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