... et un an plus tard ?


6 décembre 2012 –> 6 décembre 2013                                                                                                    

Une année s’est écoulée depuis que mon pied a quitté une dernière fois le quai de Port-Aux-Français. 365 jours depuis que les derniers reliefs de la Grande Terre, ultimes lignes noires sur l’horizon, ont sombré derrière la houle grossissante de cette tempête qui nous porta, l’Osiris et son équipage, loin vers le nord, loin au-delà des Kerguelen. Un après, il me semble que c’est le bon moment pour s’arrêter un instant et regarder en arrière. Rembobiner le fil d’une année passée en un éclair.



Oui le temps a filé à une vitesse folle, et malgré tout les Kerguelen me semblent bien loin, tant de choses s’étant écoulées depuis ce fameux 6 décembre 2012. Les retrouvailles avec la famille, puis les amis, puis la Bretagne, et ses quatre saisons, les nuits sans aurore, les journées sans vent, ou de vent calme et silencieux, mais aussi de tempêtes qui se matérialisent dans la houle des arbres et les sifflements entre les rues encombrées de la ville. Puis le retour au travail, la faculté, l’hôpital, le cabinet en campagne, les gardes aux urgences, les tracas du quotidien, la routine. Bref, la vie comme tout le monde.




On m’a souvent dit qu’il fallait aimer la solitude pour « oser » partir aux Kerguelen. Il faut surtout ne pas avoir peur de la solitude pour parvenir à en revenir. 



Car la solitude, la vraie, elle commence quand on pose les pieds dans la ville que l’on avait quittée treize mois plus tôt, les yeux alors pleins d’étoiles, d’ambition et de rêves. Quand on revient plus d’un an après son départ, la tête pleine de souvenirs et la gorge un peu serrée, que l’on sort du train pour revenir dans cette ville que l’on croyait connaître par cœur et que l’on s’imaginait immuable, quel choc de découvrir tout ce qui a changé en ce qui nous semblait n’être qu’un si bref instant dans le cours d’une vie. La ville a avancé, changé, mué, progressé ou régressé, tout cela sans nous… 
Et après avoir passé une année à vivre matin midi et soir avec les mêmes personnes, à partager son petit-déjeuner avec les mêmes sourires ou  mines renfrognées, que l’on retrouvera ensuite au déjeuner, dans l’atelier, à la boulangerie, en consultation au bout de son stéthoscope ou sous sa roulette de dentiste, sur la falaise derrière des jumelles à guetter les cormorans, sur la plage à compter les manchots, dans un shelter à guetter les sursauts de la planète et de la magnétosphère ; après avoir passé une année à voir les mêmes visages, à entendre les mêmes voix, à reconnaître une silhouette au loin rien qu’à son bonnet ou à sa façon de marcher, bref… quel choc de se retrouver en ce début 2013 dans des rues emplies de visages inconnus. De ne pas croiser, du matin au soir, un seul sourire amical, plus une seule ombre connue. Et arriver à la fin de journée et réaliser que l’on n’a pas ouvert une seule fois la bouche depuis le lever, n’ayant pas eu l’occasion d’échanger la moindre parole avec quelqu’un. Et oui, la vraie solitude commence lorsque l’on pose son sac à dos, que l’on défait sa malle et que l’on réalise que l’aventure dans un autre monde est belle et bien finie. Et que la vie dite « normale » est finalement beaucoup plus solitaire que l’on ne voulait bien le reconnaître.




Et puis le temps passe. Comme je l’ai dit, la vie reprend son cours, la famille, les amis, les contraintes administratives (j’ai perdu quelques cheveux dans le labyrinthe inextricable de la sécurité sociale au retour d’une mission australe), la vie de la faculté, la vie de médecin généraliste en formation, le travail. Dur dur de reprendre un rythme de consultations d’un cabinet normal après avoir passé une année plutôt « cool », et passer d'un petit hôpital de district à un cabinet débordant d'animation, de ne plus avoir l’appareil de radiologie sous la main, ni la biologie, de retravailler aux urgences, de réapprendre à fonctionner dans un hôpital. Et puis on s’y fait, et ce qui nous semblait s’être estompé derrière les images inoubliables de centaines de milliers de manchots, de milliers d’éléphants de mer, de nuit sous des rideaux de lumière verte, de journées de marche sous la neige et la pluie, tout ça revient petit à petit. On réapprend à sortir son porte-monnaie, à rentrer dans un supermarché, à regarder les actualités au 20h, à entendre les frémissements sonores d’une ville qui ne s’endort jamais complètement. L’homme n’est-il pas un surdoué de l’adaptation ? alors on s’adapte... se réadapte. On se réadapte même si bien que, un an plus tard, tout est revenu comme avant. Ou presque...


« Presque » comme avant, car le souvenir des Kerguelen n’est jamais très loin. Encore aujourd’hui mon esprit saisit chaque moment de distraction pour s’échapper et venir piocher dans ces images rangées dans un coin de ma tête. Une déambulation solitaire dans la rue me ramène sur la plage de Ratmanoff à contempler les milliers de poussins royaux, une file d’attente au cinéma me transporte jusqu’au sommet de la Grenouille dominant le hallage des Naufragés, une nuit d’insomnie me téléporte jusque sur un rocher glacé, le regard flânant entre les nids d’albatros à sourcils noirs et les parades sonores des gorfous macaronis. Dans mon salon fleurit par la carte des Kerguelen, les livres sur les oiseaux et explorateurs de l’Antarctique et les quelques souvenirs d’une année entre parenthèse, lorsque je m’assois devant cette assiette solitaire posée face à une chaise vide, soudain resurgit encore cette curieuse vague de solitude. 
Mais désormais elle me fait plus sourire que frémir, et je la salue comme une vieille amie en repensant avec nostalgie et amusement à tous ces visages que je côtoyais matin midi et soir à TyKer, à Totoche, autour d’un billard, d’une table de ping pong, d’une rivière à traverser dans une eau à 2°C, au fond d’une cabane éclairée à la bougie. Chacun est reparti de son côté, plus ou moins marqué par ces quelques mois partagés dans un petit bout de France perdu entre l’océan Indien et l’Antarctique. Je repense à eux, et je ne les oublie pas.

Nous avions eu l’occasion d’accueillir d’anciens hivernants lors d’une rotation du Marion Dufresne et qui, remettant les pieds sur Crozet ou Kerguelen vingt ou quarante ans après leur propre mission, tombaient à genoux sur cette terre caillouteuse et froide et se mettaient à pleurer. En repensant à l'émotion profonde qui les étreignait, en la comparant à la façon dont je vis les choses un an plus tard, je me dis que nous ne sommes pas tous marqués de la même façon, ni avec la même intensité. Pour autant ces moments passés là-bas ne nous laissent pas indifférents. Nous ont-ils pour autant rendus différents ?  …  Je ne pense pas être la meilleure juge pour vous apporter la réponse.   



En allant au travail un matin, alors que je contemplais mon ombre qui grandissait sur le bitume à la lumière jaune des lampadaires de la ville, une image m’est apparue subitement. Le cours d’une vie pourrait être comparable à la marche d’un homme qui ferait la course avec le soleil. Au petit matin, le soleil est dans son dos et une ombre s’étire loin devant les pas de l’homme. C’est la jeunesse, la vie est devant lui et son ombre est comme une flèche pointant vers l’horizon, vers les découvertes, le dépassement, l’ambition, les rêves que l’on peut, à force de persévérance, d’audace, de folie, rendre réels. Puis petit à petit, le soleil entame sa course, rattrape peu à peu l’homme. A midi, le soleil est à la verticale de notre marcheur. Son ombre n’est plus qu’un point sous ses pieds. L’homme est au milieu de sa vie, ses projets se sont réalisés, il se sent complet, heureux dans ce présent qu’il a construit. Puis le soleil qui avance plus vite que l’homme va finalement le dépasser, le devancer vers l’ouest. Alors, peu à peu l’ombre du marcheur s’étirera à l’opposé, vers l’arrière. L’homme approche petit à petit – et j’espère le plus sereinement possible –  du bout de son chemin, vers le ponant où viendra le crépuscule. Et en s’allongeant dans son dos, son ombre le pousse à regarder en arrière, et à contempler tout ce qu’il a accompli, à se retourner sur ce qu’il a vécu plutôt qu’à se projeter sur ce qu’il peut encore construire. Jusqu’au moment où le soleil sombrera derrière l’horizon...


Cette métaphore peut sembler sérieusement défaitiste : bien au contraire. Le rythme de notre marche ne dépend que de nous. Car même s’il est inévitable que le soleil nous dépassera un jour ou l’autre, il ne dépend que du marcheur de choisir à quelle vitesse il veut avancer vers l’ouest, et pour encore combien de temps il continuera de devancer le soleil et voir son ombre ainsi pointer vers l’horizon. Ainsi certaines personnes ne cesseront, tout au long de leur vie, de prolonger cette ombre, de se dépasser, de poursuivre leurs rêves, petits ou grands, simples ou ambitieux   (http://jeanlouisetienne.com/polarpod/ ; http://www.underthepole.com/ ; http://la-boudeuse.org/ ; la liste est longue…).Mais au final, quelle que soit son orientation, quelle que soit sa longueur, ce n’est pas l’ombre qui compte, mais la façon dont on vit avec : elle peut être un vecteur d’épanouissement lorsqu’elle pointe vers l’avant, puis ensuite, lorsqu'elle n'est qu'un point sous le soleil au zénith, être tout simplement le reflet du bonheur dont chacun a su s’entourer.


Une année après avoir eu le sentiment de me faire en quelque sorte déraciner, arracher aux Kerguelen que j’avais adoptées comme une nouvelle maison, je suis maintenant convaincue d’une chose. Même s’il m’arrive de regarder en arrière, mon ombre s’étire loin devant moi, encore – pour ne pas dire même plus qu’auparavant. Et quelle que soit la direction dans laquelle je regarde, elle continue de s’étirer devant mes pieds tout en pointant toujours dans la même direction : le Sud. L’Antarctique. Peut-être qu’un jour mon ombre se prolongera suffisamment pour finir par tirer une ligne (loin d’être droite mais plutôt faite de courbes et de virages, de culs-de-sac et de demi-tours), un pointillé me menant jusqu’à ce continent glacé – formidable catalyseur de rêves et d’ambitions – qui n’a jamais cessé de me fasciner. Et lors de cette course vers l’avant, qui sait si ces pérégrinations ne m’amèneront pas, un jour ou l’autre, à croiser de nouveau le 49ème parallèle sud et le 70ème parallèle est...