OP1 2012 - Premiers jours


27 mars 2012 – 15h


« Marion en vue ! »
Depuis l’autre côté du bureau de Patrick le Disker, où je suis venue avec l’Eric l’Appro afin de les aider à finir les papiers de douane des tonnes de matériel qui vont quitter Kerguelen, je reconnais à travers le combiné du téléphone la voie de Nina. Comme Météo France, elle a toujours un temps d’avance.

Je me redresse sur le fauteuil pour voir à travers la fenêtre de la résidence qui a une vue plongeante sur la base et au-delà le golfe du Morbihan. Dans le goulet, la masse impressionnante du Marion Dufresne est effectivement apparue. Encore une heure, et la valse de l’hélicoptère va débuter : OP1 2012 s’apprête à jouer sa symphonie à Kerguelen, après Crozet il y a quelques jours dans la tempête, et avant Amsterdam la semaine prochaine.

 
Cela fait tout drôle de voir revenir le Marion. Même si le passage de quelques bateaux de pêche nous rattache à la réalité, celle qu’il existe un autre monde, une autre humanité ailleurs qu’ici, cela reste des marins qui vivent une existence difficile dans les TAAF, elle-même coupée du reste du monde. Le Marion Dufresne est vraiment un lien direct avec la « vie normale », bien plus qu’un simple navire ravitailleur, c’est le cordon ombilical qui maintient nos consciences connectées avec cette vie qu’il faudra retrouver dans trois, six ou  neufs mois.
Le fait de reconnaître la silhouette si majestueuse du Marion me perturbe également car il provoque un conflit d’émotions en moi : le bonheur impatient de recevoir du courrier, et l’appréhension mélancolique de voir partir Nina, mon radeau de sauvetage ici, mon petit îlot brestois et rugbystique. 

Mais les OP font aussi partie de la mission, et celle-ci est nécessaire pour plonger dans l’hivernage à proprement parler : 5 mois d’isolement dans l’hiver austral.

28 mars 2012 – 01h00

Dispersés sur le lit, les courriers des 4 derniers mois me lancent des clins d’œil généreux. Recevoir du courrier ici, c’est comme fêter Noël toute l’année. Une simple carte postale devient un présent extraordinaire. Et lorsque ceci coïncide avec le jour de votre anniversaire, cela donne une équation émotionnelle chargée en étincelles. Une à une j’ouvre les enveloppes, découvre les belles cartes postales dont vous m’avez comblée, puis, une fois que j’ai pu m’imprégner de chacun de vos mots, je pose la carte sur l’étagère à la tête de mon lit. Une à une, photos et mots doux viennent garnir mon décor intime, m’inondant de votre amour et de votre enthousiasme. Merci, merci, merci…



Puis c’est au tour des colis, des livres, des vêtements, du chocolat (je vois que certains ont lu mon blog :-) …). Rajoutez là-dessus un début d'aurore australe qui illumine le ciel au sud tandis que Nina me souhaite un joyeux anniversaire à minuit pile, et vous obtenez le plus beau des anniversaires.

Je ne pouvais pas attendre pour vous remercier tous, vous témoigner tout mon amour et ma reconnaissance pour tous ces messages. L’aventure  ici est magnifique et enthousiasmante, mais recevoir vos témoignages ne peut que lui donner plus d’intensité. 
J’ai 26 ans, et je me sens la plus chanceuse et la plus heureuse des jeunes femmes, des jeunes TAAFiennes.

04h00

Qui aurait cru que même Kerguelen, celle que l’on a ingratement surnommé « l’île de la désolation », ferait mentir une fois de plus son surnom, pour me souhaiter un joyeux anniversaire ?
2h du matin, le téléphone sonne et m’arrache à de doux rêves. « Shelter CEA » apparaît sur l’écran – une urgence ? Non, juste Thibaut qui travaille de nuit avec deux de ses collègues du CEA qui viennent d’arriver avec le Marion Dufresne pour quatre jours de travail afin de compléter les quatre mois que vient de faire Thibaut. 
« Véronique, il y a une aurore ! » Je remercie intérieurement le CEA d'avoir contraint Thibaut à travailler cette nuit, et me précipite dehors. Et c’est partie pour 2h de spectacle époustouflant. Même si je n’ai pas encore vu beaucoup d’aurores, je doute qu’il me soit un jour donné d’en voir une plus magnifique et époustouflante !


Des rideaux verts qui me font face au-dessus de l’horizon sud, qui s’étirent lentement depuis l’est sur PAF à l’ouest au-dessus des lumières perpétuelles du Marion (j’espère que quelqu’un à bord l’a vue et a réveillé équipage et visiteurs, car ce n’est pas tous les jours que ceux qui sont à bord auront l’occasion de voir cela). Puis ces rideaux s’étirent vers le nord en deux bandes qui ondoient parallèlement au dessus de TiKer, telle une fumée s’élevant de sa cheminée invisible. Se déplaçant imperceptiblement, les rideaux parviennent à ma verticale, fine interface verte au travers de laquelle on distingue les étoiles. Puis tout s’apaise pour ne plus former qu’une longue bande verte au-dessus de l’horizon, tel un arc-en-ciel monocrhome unissant PAF au Marion.
J’étais sur le point de renoncer face au froid et à la fatigue, lorsque soudain tout s’anima. D’un seul coup, une danse solitaire s’engage dans la ionosphère, les atomes s’excitent brutalement, invités au bal par les particules chargées provenant du soleil. Venant de l’ouest vers l’est, un rideau vert se met à danser face à moi, comme une brise du large ferait valser le voilage d’une baie vitrée ouverte sur le reste de l’univers. Pendant quelques secondes, peut être une minute, je comprends enfin pourquoi les anciens croyaient voir dans ces lumières la manifestation des dieux.



Comment rêver plus beau cadeau d’anniversaire, pour quelqu’un qui depuis dix ans ne rêvait que de vivre cet instant ? Une fois de plus, Kerguelen se montre généreuse au-delà de toute espérance…

EVASAN avortée


19 mars 2012 - 12h35

"J'observe le goulet par la fenêtre de Samuker - à l'autre extrémité du golfe du Morbihan, je m’attends à voir surgir d’un  instant à l’autre une tache grise qui viendra  briser la ligne d'horizon : l'Osiris qui pénètre dans les eaux de Port Aux Français

Normalement, le passage d'un navire est synonyme pour nous de fête : c'est l'occasion de briser la monotonie du quotidien, de voir de nouvelles personnes, parfois de recevoir du matériel, voire du courrier dans le meilleur des cas.
Mais aujourd'hui, ce navire est pour moi un oiseau de mauvais augure. Car ce soir, je quitte les Kerguelen.

L'Osiris - navire contrôleur de pêche (armé de deux gendarmes)

Nous venons à peine de fêter nos trois mois sur base avec Laëtitia la BibKer et quelques uns des hivernants qui sont arrivés comme nous à OP3 en décembre 2011. Le Marion Dufresne arrive dans 8 jours, OP1 2012, qui marque la fin de la campagne d'été et le début de l'hivernage.
Mais je ne le verrai pas.
Ce soir, j'embarque à bord de l'Osiris afin d'accompagner un patient que nous devons rapatrier sur la Réunion. Seuls l'Osiris (ancien navire de pêche désormais armé par des gendarmes et devenu contrôleur de pêche) et trois palangriers sont à proximité de l'archipel - et aucun n'est équipé d'un hôpital.
Attendre l'arrivée du Marion Dufresne serait bien trop long, il faut donc prendre son courage à deux mains, faire son sac et se préparer à quitter une terre que je ne devais pas abandonner avant neuf mois.

Maigre réconfort, une fois le patient arrivé à l'hôpital de St Pierre à la Réunion, l'Osiris devrait me ramener ici dans les semaines qui suivent afin de poursuivre ma mission aux côtés de Laëtitia qui va se retrouver seul médecin sur l'archipel.
Mais en attendant, je dois dire au revoir à certains, et surtout adieu à beaucoup avec qui je ne pourrai pas profiter des derniers jours sur base et fêter leur départ - en particulier Nina ma coéquipière de rugby avec qui l'aventure ici aura pris une dimension vraiment incroyable. Partir, c'est aussi synonyme de manquer l'évènement qu'est l'OP, revoir Martin le médecin de bord, accueillir les voyageurs du Marion, réceptionner le courrier, admirer la valse de l'hélicoptère pour transporter hommes et vivres (tonnes de nourriture, de matériel de logistique, d'infra, etc...)

Mais bon, cela fait partie de la mission de médecin dans ce territoire pas comme les autres...
L'aventure prend une autre tournure, car pour les prochaines semaines je vais devenir médecin embarqué (improvisé).

Plus de nouvelles dès que possible..."


20 mars 2012 - 21h50


Ce message, je l’ai écrit le 19 mars, quelques heures à peine avant l’arrivée de l’Osiris devant Port Aux Français. La situation médicale à SamuKer était telle que le rapatriement nous semblait à ce moment-là inévitable, à Laëtitia comme à moi.

Pourtant, je suis toujours là. L’évolution dans les heures qui ont suivi la rédaction de ces quelques lignes a été suffisamment favorable pour nous permettre de stabiliser la situation au point de conserver notre ami sur Kerguelen jusqu’à l’arrivée du Marion Dufresne dans 7 jours.

Tout a un goût extraordinaire depuis, car maintenant je peux à nouveau sortir de l’hôpital où je suis restée enfermée pendant 4 jours pour assurer jour et nuit la surveillance du patient, qu’il est bon de savourer l’air du dehors ! 
Et après m’être préparée à quitter Kerguelen au point que mon sac était bouclé au pied de mon lit, les affaires de bateau prêtes pour affronter la mer des quarantièmes rugissants, que la vie sur base me paraît douce et merveilleuse !  Le bonheur de revoir les autres hivernants, d’aller à TiKer pour manger avec tout le monde, retourner à la GP pour préparer les courriers et colis qui partiront à OP1, sortir profiter du soleil après la tempête (dans tous les sens du terme car ce week end nous avons essuyé une belles rafales avec des vents à 120km/h)… 

Une tempête s'en va - PAF depuis le perron de SamuKer 
(première sortie après quatre jours)

Il faut souvent être sur le point de perdre quelque chose pour que cela reprenne une inestimable valeur, comme ce soir pouvoir réaliser la chance que l’on a de jouir ne serait-ce que du fait d’être ici, à Port Aux Français.

Ce long weekend à SamuKer a également été l’occasion de découvrir tout une partie du métier que je n’avais pas eu l’occasion d’approfondir jusqu’à présent. Être médecin en conditions isolées, c’est jongler entre le rôle d’urgentiste, d’infirmière, de radiologue, de chirurgien, de biologiste et d’aide soignant. Une expérience professionnelle que je n’aurai jamais eu l’occasion de vivre ailleurs. Un enrichissement incroyable, une expérience unique que je ne suis pas prête d’oublier. Même si elle a été éprouvante psychologiquement, mais aussi physiquement car ça a été du 24h/24, si bien que les nuits ont été plus que courtes ces derniers jours. Maintenant que la situation se calme, Laëtitia et moi pouvons enfin récupérer un peu. 

Je tenais à finir ce message en remerciant de tout cœur tous les gens sur la base qui se sont investis, en venant prendre des nouvelles, en nous  portant à manger, en se mobilisant, lorsque c’était nécessaire, pour apporter leur aide à la hauteur de leur moyen. Merci à tous les "Kergueleniens" pour leur soutien, mais aussi tous ces médecins qui nous ont soutenues à distance (spécialistes au CH St Pierre de la Réunion, le Dr Bachelard au siège des TAAF, et  avant tout les médecins des autres bases de Crozet et Amsterdam) .
Mais surtout, merci aux membres de l’équipe médicale, qui ont été formés avec brio par nos prédécesseurs JB et Yanis, et qui ont largement fait la preuve pendant ces quelques jours, non seulement du fait qu’ils étaient indispensables, mais aussi de leur disponibilité et efficacité. 

La grande famille des TAAF nous attire tous pour notre passion partagée pour cette nature sauvage et authentique à laquelle on se retrouve, chaque jour, confrontés de plein fouet. Mais je ne m'attendais pas à ce qu'en plus elle nous forme, nous unisse, et que dans l’adversité, elle nous prouve combien l’être humain est capable de repousser ses limites pour aider son prochain.