Sourcils Noirs - Première partie





Bulle de brouillard et maïeuticiens de la terre



 Fendant la surface de l’eau, un dauphin de Commerson se propulse vers les airs en effectuant une pirouette encore inédite à mes yeux. Plus exubérant que la dizaine de ses congénères qui suit le chaland, l’animal enchaîne les toupies et les sauts en hauteur pour le plus grand plaisir des nombreux passagers de l’Aventure II.

Jeudi 19 avril, me revoilà à bord du cordon ombilical du golfe du Morbihan, m’apprêtant à rallier son extrémité sud. Sous un ciel plombé, le chaland va bon train, et après avoir récupéré quelques personnes à Australia puis Mayès puis Longue, nous faisons enfin route vers le Hallage des Naufragés, premier objectif des mes compagnons et moi-même. Nous serons quatre à débarquer sur cette langue de terre qui relie la presqu’île Jeanne d’Arc à la presqu’île Ronarch : Nath le PopChat, chef de manip, Thibaut de la ResNat et Denis le Bosco. Au programme : dépose au hallage puis transit de quatre heures jusqu’au canyon de Sourcils Noirs. Un lieu qui nous fait tous rêver, et que je ne vais pas tarder à découvrir.


Ciel plombé à 8h - les nuages dessinent des courbes en miroir des vagues du Golfe

 Les îles du Golfe ont bien changé depuis mon dernier passage, les grandes prairies de Longue ont troqué le vert pour un jaune automnal, dans lesquelles paissent encore les derniers agneaux qui seront ramenés le mois prochain pour abattage (mais ça c’est une autre histoire ... attendons un autre message sur le blog). Même chose à Australia, où les graminés qui m’avaient tant fait trébucher se sont parés d’une belle robe jaune, faisant d’autant plus ressortir le vert sombre de ses innombrables choux de Kerguelen. 














 Australia l'été


 Australia l'automne

Après avoir traversé de bout en bout le bras Bollindeur, escortés par nos camarades aquatiques toujours fidèles au rendez-vous, le hallage surgit enfin à quelques mètres à peine au-dessus de l’eau, entre la Tête d’Homme à gauche (sur la presqu’île Ronarch) et la Grenouille à droite (sur la presqu’île Jeanne d’Arc). 



 La Tête d'Homme et la Grenouille, les deux gardiens encadrant le Hallage des Naufragés








 12h15, le Bosco est débarqué de son chaland. C’est la première fois qu’il verra l’Aventure II s’éloigner sans lui, Gwen le mécano aux commandes pour l’occasion. Petit serrement de gorge en voyant son « bébé » quitter le rivage noir du Hallage des Naufragés et faire route vers PAF. 



Mais pas le temps de s’apitoyer sur son sort, après avoir laissé quelques provisions à l’abri dans une touque pour le retour dans quelques jours, nous chargeons nos sacs à dos et entamons la longue ascension jusqu’au plateau des Hauts de Hurlevents. Tout en nous élevant, la baie Greenland déploie son bras de l’autre côté du Hallage, s’étirant jusqu’à l’océan Indien à l’est. Du temps où Port Jeanne d’Arc était en activité, les baleiniers utilisaient cette passe pour rallier le Golfe à l’océan, portant leur baleinière sur les quelques mètres de largeur du Hallage, afin d’éviter le long contournement de la presqu’île Ronarch. Bien qu’il fasse gris et pluvieux, l’eau de la baie Greenland est d’un merveilleux bleu turquoise – je n’image même pas ce que ça donnerait sous un soleil d’été !


Le Hallage des Naufragés avec le bras Bollindeur au second plan 
(et un tout petit point blanc au fond : le chaland qui s'en va !)

La baie GreenLand et sa BlueWater

Tout à mon admiration du paysage qui s’éloigne au fur et à mesure que l'on s'élève, je ne remarque pas la souille qui s’approche. Et ça ne rate pas, plouf, me voilà enfoncée jusqu’à la cuisse gauche dans une énorme marre de boue. Impossible de sortir seule, heureusement que PopChat vient à mon secours. Ça commence bien ! Nous atteignons finalement le plateau des Hauts de Hurlevents à 14h45, et le brouillard se referme sur nous. C’est parti pour une longue traversée de ce plateau de cailloux trop gros pour mettre le pied à plat, trop petits pour pouvoir sauter de l’un à l’autre, et trop ronds pour pouvoir mettre le pied sans regarder. Enfermés dans une bulle de brouillard, nous avançons comme des funambules, dans une sorte de chute contrôlée permanente. Heureusement, le vent a oublié de sortir de sa sieste, et seul un petit crachin nous encourage à limiter le plus possible les haltes qui nous refroidissent quasi-instantanément.

Les Hauts de Hurlevents dans le brouillard

15h45, station météo en vue. Installée peu avant Indien Sud par Déborah la glaciologue, elle marque le début de la descente vers le canyon de Sourcils Noirs. Nous n’en voyons pas encore le fond, mais déjà le chant du torrent remonte jusqu’à nous, animant le brouillard d’une ambiance qui me rappelle des automnes à la montagne. Enfin, le sommet des falaises disparaissant dans les nuages au-dessus de nos têtes, le canyon s’ouvre sous nos pieds. Encore quelques minutes, et nous rejoignons la cabane, après avoir traversé la rivière qui l’encadre par la gauche. Bienvenue au refuge des Sourcils Noirs !


 



Thibaut se sacrifie pour sauter de l'autre côté de la rivière afin de sécuriser le passage sur la planche



   

Construite par l’IPEV, c’est pour ainsi dire un véritable chalet niché au creux du canyon, entre deux torrents dégoulinant sur des enchaînements de cascades. L’endroit est très encaissé, impossible de faire la VAC depuis la cabane, il faut encore s’offrir trente minutes d’ascension pour arriver à capter – difficilement – le relais 27. Pendant que les garçons affrontent le jour déclinant et le crachin, je m’attaque au ménage des lieux (que les souris ont largement investis, marquant leur territoire de centaines de petites crottes et de boîtes éventrées) puis à la vérification de la pharmacie de cabane (elles sont allées jusqu’à grignoter une couverture de survie !). lorsqu’ils rentrent, la nuit tombe déjà ; une belle soirée de cuisine en musique puis d’initiation à la belotte conclue en beauté cette belle journée. Au moment d’aller se coucher, la nuit sans étoile a plongé le canyon dans le noir complet, et seuls les oiseaux insomniaques entendent les cris des souris piégées que Thibaut va noyer dans le torrent ; ça n’est que le début d’une longue extermination…

Vendredi 20 avril

Nous  nous réveillons sous un magnifique ciel bleu, allant à l’encontre des annonces météo alarmistes de la veille. Malgré tout il faudra encore attendre pour sentir la chaleur du soleil sur notre visage, au fond du ravin l'astre ne frappe qu’une heure par jour, en fin d’après-midi. Nous avons tous passé une excellente nuit dans cette cabane de luxe, sauf Denis qui a reçu la visite de souris apparemment attirées par les barbus et le douillet de son sac de couchage. Nous attaquons aussitôt par la principale manip’ de PopChat-non Chat : l’analyse démographique des terriers de pétrels à tête blanche (PTB). Creusés dans les pentes raides au-dessus de la cabane, soixante-dix terriers de PTB ont été relevés par Nath et suivis depuis son arrivée. 
  Poussin de PTB 
C’est le troisième passage cette fois-ci, pour contrôle des poussins avant envol. Nous passons donc la journée à enfouir nos bras jusqu’à l’épaule dans des terriers aux multiples ramifications, jusqu’à parvenir à attraper le poussin qui se défend à coups de bec acéré. Une fois sorti du trou, il faut le baguer, puis prendre des mesures du tarse (l’os derrière la pate), du culmen (sur le bec), de l’aile et enfin le peser. Tout cela en évitant les coups de becs vengeurs et les jets de vomissures (excellent moyen de défense partagé par la plupart des oiseaux par ici - d'où l'utilité du ciré !)


Thibaut vérifie le numéro de la bague que Nath s'apprête à mettre sur la patte gauche du PTB


Mesure de l'aile par Thibaut - apprenti ornitho


 Bibette s'enfouit sous terre....                                             ... pendant que le Bosco prend les notes

Certains poussins sont encore tout en duvet, de véritables volatiles pissenlits desquels s’envolent des nuages de plumes lorsque l’on souffle dessus ; mais quelques rares poussins sont déjà bien en plume, leur tête blanche ornée de deux yeux au beurre noir. Après cette première rencontre un peu brutale avec la lumière du jour, nous les réinstallons dans leur terrier, où ils resteront jusqu’à leur proche envol. 


                   Poussin en duvet....                                                    ... et poussin presque adulte

Tandis que nous gravissons les pentes d’acaena grillées par le vent, le froid et étêtées par les lapins, l’océan Indien se dévoile peu à peu à l’extrémité du canyon. Sous un beau soleil, la cascade qui fait face à la cabane est vaporisée par le vent, créant un arc en ciel fugitif allant et venant au gré des rafales s’engouffrant entre les deux ravins. 



 Pour ce premier jour de « travail », nous inspectons quarante cinq terriers de PTB, dans lesquels nous retrouvons quatorze poussins, plus deux poussins de pétrels à menton blancs, les « coucous » squatteurs de Ker. Avec le bras enfoncé dans le sol qui fouille à l’aveugle, j’ai l’impression que nous sommes les maïeuticiens de la terre, tant l’extraction du poussin de son terrier ressemble à un accouchement.

 Pétrel à Menton Blanc

Alors que le soleil bascule derrière les montagnes, nous rejoignons le pied d’une barre rocheuse pour inspecter le dernier terrier – c’est là que nous croisons deux poussins d’Albatros Fuligineux à dos clair. L’ombre de leurs parents passe au-dessus de nous tandis qu’eux deux nous observent du haut de leur perchoir, la collerette de duvet restant autour du cou leur donnant des airs de bourgeoises endimanchées. 

 
Nous rejoignons la cabane à la nuit et sous la pluie, par le sentier pour les garçons, en glissade sur le fesses pour moi qui découvre que ciré + acena = luge extraordinaire. Impossible de faire la VAC, ni par radio, ni par IRIDIUM (téléphone satellite) - aucune onde n'arrive à passer jusqu'au fond de notre trou. 
La nuit étant tombée, il serait bien trop dangereux de monter à l’antenne installée quelques centaines de mètres plus haut à trente minutes de marche (se blesser en tentant de passer un message pour dire que tout va bien, ça serait franchement ballot). Pour ce soir, ça sera de nouveau une longue partie de belote en perspective (qui se conclura par la victoire de PopChat et Bibette), tandis que la pluie frappe sur le toit du chalet. Dehors, le niveau du torrent est monté à toute allure, et la planche qui permet de le traverser fait désormais glouglou.


Jeux d'ombre et de lumière à la cascade de la cabane



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