Sourcils Noirs - Troisième partie


Voyage au bord du vide


Dimanche 22 avril – 11h

A l’heure où la France se lève pour aller aux urnes, Thibaut et moi finissons de plonger dans celles bien mieux achalandées qui encadrent la cabane : une soixantaine de touques tapissent les murs nord et ouest du chalet, constituant le garde-manger de Sourcils Noirs pour l’année à venir. Et après une campagne d’été qui a vu défiler pas mal de monde, il était grandement temps de faire l’inventaire afin d’évaluer les stocks restants pour les mois à venir.  Pendant que PopChat et Denis travaillent à l’intérieur à réparer des pièges à chat, Thibaut énumère le contenu des touques pendant que je note le détail sur papier. 

 Denis Bosco et Nath PopChat en pleine réfection de pièges à chat



Je peux vous dire que l’on n’est pas prêt de mourir de faim (surtout si l’on apprécie le petit salé aux lentilles, dont on a compté pas moins d’une quarantaine de conserves). C’est aussi l’occasion de faire nos courses pour les repas du jour, et de constater que le stock de farine a atteint un seuil critique. Nous l’entamons encore plus afin de confectionner du pain frais, notre dernière boule de manip’ ayant été fini le matin-même. Voilà encore une chose que j’aurais apprise à Kerguelen, la confection du pain. Quel plaisir d’enfoncer ses mains dans la pate tiède, de la malaxer, puis de sortir du four un pain doré et embaumant l’intérieur de la cabane au retour d’une journée dans le froid ! Et de se dire « c’est moi qui l’ai fait ! » (n’est-ce pas Mona ?) 

 Pain frais à l'huile d'olive (une excellente idée de Thibaut !)

Quelques averses de neige et de pluie nous interrompent à intervalles réguliers, aujourd’hui le soleil a décidé de jouer à saute-moutons avec les nuages qui filent à vive allure au-dessus du plateau. Une fois l’inventaire fini et les pièges réparés, nous nous accordons un petit moment de répit tous les quatre autour d’une partie de cartes, pendant que le pain cuit dans le four. C’est l’occasion de discuter de tout et de rien, d’en apprendre plus sur le métier des autres, sur le quotidien qui était le leur lorsqu’ils vivaient en métropole. Cet « avant » qui nous paraît si loin, et que nul n’est pressé de retrouver, et surtout pas Denis qui devra dire adieu à l’Aventure II fin août. La relève des militaires se fait à OP2, dans quatre mois ; et pour lui qui est le Bosco des Kerguelen depuis la mission 61, c’est une séparation difficile à accepter.



Dimanche 22 avril – 16h

L’une des choses les plus surprenantes que l’on a pu constater en fouillant les terriers de pétrels à tête blanche (outre le fait que l’on puisse y enfoncer cinq fois la longueur de mon bras sans même toucher le fond), c’est que l’on y retrouve systématiquement de toutes petites plumes blanches. Des plumes qui n’ont rien à voir avec le duvet des PTB en mue (qui forme de grands filaments gris), elles sont faites d’une ramure centrale très épaisse et dessinent une silhouette de raquette de tennis : ce sont en fait des plumes de manchots. "Des manchots" me direz-vous ? (je vois d'ici votre air étonné et l'intonation suspicieuse de votre voix) "Au milieu de la montagne à plus d’une heure à pied de la mer" ? 
Et pourtant oui, où que l’on se déplace dans le canyon de Sourcils Noirs, on retrouve ces petits fanions blancs qui couronnent les boules d’acena ou tapissent le fond des terriers. Bien que d’incroyables grimpeurs, les macaronis ne sont pourtant pas venus jusqu’ici installer leur colonie, car c’est le vent qui les a bel et bien portées jusque dans les moindres recoins du canyon. Et il est temps pour nous d’en découvrir l’origine exacte…

 Des milliers de petites plumes blanches tapissent le plateau puis le canyon sur des kilomètres

Au sud du canyon des Sourcils Noirs se dressent d’immenses falaises qui encadrent une baie portant le nom fort explicite de Baie de l’A Pic. C’est un endroit mythique, un détour obligé pour quiconque a la chance de poser les pieds sur l’extrémité sud-est de la presqu’île Jeanne d’Arc. Afin de la rejoindre, nous remontons le torrent qui encadre la cabane par la droite, suivant son cours le long de son lit. L’occasion de jouer à sauter entre les rapides et de se réveiller les muscles en faisant quelques exercices d’escalade (enfin, ça c’est valable pour moi qui ne suis pas assez grande pour pouvoir enjamber les rochers sans y mettre les mains et les genoux…).

 Le torrent sud du canyon des Sourcils Noirs que nous avons remonté par le lit

Après une vingtaine de minutes de grimpette, nous quittons le torrent pour basculer en direction du sud où nous rejoignons l’extrémité du plateau des Hauts de Hurlevent. Au loin apparaissent d’immenses étendues blanches ; la neige de cette nuit et du matin n’a pas fondu et couronne de sucre glace les premières silhouettes de falaises que l’on aperçoit. Bien qu’armés de bâtons de marche, au fur et à mesure que l’on s’approche de la baie, les rafales de vent deviennent si puissantes qu’il est de plus en plus difficile de rester en équilibre. Le vent est tourbillonnant, changeant sans cesse de direction, si bien qu’il est impossible de prévoir la position dans laquelle se mettre lorsque l’on entend rugir la bourrasque avant de la ressentir. L’une d’elle me bouscule à un tel point que je fais plusieurs sursauts maladroits avant de parvenir à m’arrêter à nouveau, les bâtons profondément rentrés dans le sol caillouteux. La roche grise du sol se mue soudain en une terre rouge plus friable, et le sommet des falaises apparaît enfin. Une grande fissure longe l’à pic à deux mètres du vide, et nous prenons bien garde de rester du bon côté de la faille, le bord de la falaise menaçant de s’effondrer à tout instant. Assis sur un rocher, serrés les uns contre les autres pour faire face au vent comme au froid, nos yeux se posent enfin sur la majestueuse baie de l’A Pic. 



Je crois que nuls mots ne peuvent décrire ce que l’on ressent : il existe un seuil d'émerveillement et de grandeur naturelle où il faut savoir se taire et laisser parler les images - je crois que ce moment est arrivé.






 
  La colonie de Gorfous Macaronis de la baie de l'A Pic





Une fois de plus, c’est l’imminence de la nuit qui nous arrache à l’admiration de ces lieux. D’autant plus qu’il nous reste trois derniers terriers de PTB à explorer et à aménager. Je jette un ultime regard le long de ces quatre cents mètres de vide, aux pieds desquels la mer vient s’écraser, envoyant des tourbillons d’embruns que le vent transporte jusqu’à nous, mêlés aux plumes des macaronis qui ont eu le courage ou la folie de s’installer sur ces rivages dantesques. Ça ne doit pas être souvent dans une vie qu’il est donné de voir un tel paysage, encore moins sous le soleil (quand on sait que le reste de la journée s’est passée sous les averses), avec un tel vent qui donne une dimension supplémentaire aux lieux, et sous cette coiffe de neige qui fait ressurgir nos instincts enfantins. 

Une fois de plus, je me couche la tête dans les nuages de neige, et des étoiles plein les yeux. 
Demain nous quittons, à regret, notre charmant petit chalet de Sourcils Noirs.

(La rivière devant la cabane au crépuscule, F8 et temps de pose : 60s)

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