Toilette matinale à la Cormorandière



Etre manipeur pour un ornithologue peut offrir quelques privilèges exceptionnels, tel que celui d’être le témoin privilégié de la toilette du cormoran. Pointe Morne, 7h du matin. L’est s’éclaircit à peine, annonçant l’arrivée imminente du soleil. A la pointe de l’Ornitho, une colonie de cormorans a élu domicile. Nous sommes là afin d’en effectuer un suivi de démographie, en repérant les animaux bagués sur la patte gauche, bague métal à laquelle est associée une darvik plastique à la patte droite où est écrit un chiffre permettant de suivre l’animal toute sa vie. 


Lorsque nous arrivons dans la nuit noire, les cormorans dorment encore, les pattes cachées dans le plumage blanc de leur poitrail. L’atmosphère s’emplit tout doucement de bleu tandis que l’horizon s’éclaircit à l’orient, et les premiers cormorans s’ébrouent avant de se jeter dans le vide.  Après un vol plané qui les conduit à quelques dizaines de mètres de la falaise où ils ont passé la nuit, toute la colonie se retrouve dans la baie pour ses ablutions matinales. L’eau grise se teinte de rose et bleu pastels tandis que le soleil pointe derrière la pointe Morne. 


Un à un, les cormorans abandonnent leurs perchoirs nocturnes pour rallier l’eau glacée de la baie Norvégienne (probablement aux alentours des 3-4°C). Au fur et à mesure que les uns plongent dans l’eau et y agitent plumes et becs, les premiers quittent déjà les lieux pour rejoindre ce que j’ai nommé la « salle de bain », l’un des pics rocheux plats de la pointe de l’Ornitho où ils viennent les uns après les autres y sécher leur plumage.
Tout commence par un atterrissage qui ressemble plus à un crash contrôlé, les plus adroits s’écrasant violemment sur le sol inégal, les plus maladroits s’effondrant malencontreusement sur le dos d’un de leurs congénères, ce qui leur vaut cris et coups de becs mécontents. Une fois que notre jeune cormoran de Kerguelen (reconnaissable à son poitrail blanc, son tour d’yeux bleu et sa proéminence orange au-dessus du bec – et en pleine saison des amours une petite crête de plume sur le dessus du crâne) a enfin trouvé un petit coin tranquille sur le rocher, il s’ébroue violemment afin d’asperger ses voisins des dernières gouttes d’eau qui perlent sur son plumage imperméable, puis la toilette peut commencer. 

Tout d’abord, le poitrail. Se servant du bec comme d’un peigne fin, l’oiseau plongeur attaque les toutes petites plumes blanches, d’abord sous la base de son cou, puis descend progressivement jusqu’à l’insertion des ses pattes palmées. Il donne des coups de becs vifs et précis, tout son corps participant à l’opération. Puis, c’est au tour du dessous des ailes de subir l’inspection puis le lissage. Il s’ébroue à nouveau avant d’attaquer le dessus des ailes. Son long cou lui permet de se tordre dans toutes les positions, si bien que chaque longue plume de l’aile est lissée d’une extrémité à l’autre, chacune individuellement de manière très méticuleuse. Pendant cette opération, ses impressionnants muscles pectoraux se contractent sous la fine peau de son poitrail dont ils représentent la majeure partie du volume. De temps à autre, il revient vers le poitrail, étirant son cou le plus possible afin de remonter aussi haut qu’il peut. Enfin, lorsque les ailes sont finies, il peut attaquer le dos. Il penche la tête pour en frotter l’arrière entre les omoplates, puis son cou exécute un retournement à 180° afin que son bec puisse lisser les plumes de son dos, puis de sa queue en éventail.
Lorsque chaque recoin de son plumage a été inspecté, il peut alors procéder à la dernière étape : le cormoran possède une glande sous sa queue, qui produit un liquide visqueux dont il s’enduit tout le plumage. Les dernières études tendent à prouver qu’elle serait fongicide et bactéricide, et non pas imperméabilisante comme on le croyait à l’origine, ses plumes l’étant naturellement. En effet, contrairement aux grands cormorans peuplant les côtes de métropoles, qui doivent systématiquement se faire sécher après une plongée – ce qui explique probablement les heures passées sur les rochers en bord de mer, immobiles et les ailes écartées –  le cormoran de Kerguelen peut quant à lui enchaîner les plongées sans interruption.
Une fois l’ensemble de ces opérations accomplies – ce qui lui prend  pas moins de dix à quinze minutes – , l’oiseau s’ébroue une dernière fois, se penche pour soulager son tube digestif de quelques grammes d’un liquide blanc malodorant, puis s’approche du bord de la falaise, étend largement ses ailes et prend enfin son envol. Et c’est partie pour huit heures de pêche en haute mer ; l’animal ne reviendra pas à terre avant le coucher du soleil. 

Pendant que se déroule ce rituel quotidien au sommet de la falaise, du coin de l’œil je vois sur la grève en contrebas l’eau du rivage qui se met à bouillonner. Avec le lever du soleil, les éléphants de mer se sont réveillés. Eux qui ont passé la nuit affalés dans l’herbe à ronfler et éructer, le petit jour les tire de leur torpeur pour rejoindre eux aussi, en groupe, l’eau dont leur épaisse couche de graisse ne permet pas de sentir la fraîcheur. Pendant que les uns barbotent dans les vagues, d’autres s’affrontent dans des joutes violentes qui envoient des gerbes d’écume au moment où leurs deux corps se percutent. Se redressant l’un face à l’autre, la gueule grande ouverte sur leurs impressionnants crocs, ils poussent des râles gutturaux avant de se percuter du torse et de la tête. Puis, comme si de rien n’était, ils retournent sur le haut de la grève, s’étalent dans l’herbe, les uns sur les autres, et reprennent leur longue sieste quotidienne. L’un d’eux, plus curieux, me jette de longs regards depuis l’eau. Ses gros yeux globuleux noirs semblent inquiets en observant cette ombre verticale et sombre qui se détache là où il n’y a normalement que les petites silhouettes malhabiles des manchots papous. Puis, après avoir soufflé brutalement de son long nez (le nom d’éléphant de mer n’est pas là pour rien), il plonge lentement. Je ne le reverrai plus réapparaître.

En observant ainsi les cormorans pendant plus d’une heure (le temps que tous les individus de la colonie passent au bain puis à la toilette quotidienne), tout en guettant les coquets munis de bagues et darviks, on ne peut s’empêcher de noter des comportements singuliers. Et sans doute de faire preuve d’un peu d’anthropomorphisme. Il y a les maladroits qui glissent en atterrissant, trébuchent en se déplaçant, percutent leurs voisins et étendant leurs ailes, arrosent leurs voisins en se soulageant, frôlent la mer en se jetant dans le vide. Il y a les amoureux, jeune couple en formation pour la prochaine nidification (le cormoran n’est fidèle que dans 50% des cas) qui se saluent lorsque le conjoint atterrit à côté du premier, par de lents mouvements de cous vers le bas puis vers le hauts, synchrones. Puis ils partagent leur toilette, l’un prenant soin de l’autre, s’aidant en inspectant du bout du bec les zones inaccessibles comme le dessous du bec ou le haut du crâne. 


 Il y a aussi les grincheux, ceux qui à peine posés se mettent à gronder et pincer leurs voisins afin qu’ils libèrent plus de place pour le nouveau venu. Il y a les fainéants, qui font durer la toilette le triple du temps habituel, ou les rapides, qui expédient cette formalité matinale. Et puis, comme toujours, les retardataires. Ceux qui quittent au tout dernier moment le coin de falaise où ils ont passé la nuit, qui sont les derniers dans l’eau, les derniers à rejoindre le perchoir qu’ils abandonneront en dernier, fermant la marche dans la longue envolée vers l’est et la pleine mer poissonneuse.

Après ces quelques heures passées au milieu des cormorans, manchots papous, cracous, otaries, éléphants de mer, canards d’Eaton, sternes, chats, lapins et grands albatros, je m’interroge d’autant plus sur les raisons qui ont poussé l’un de nos lointains prédécesseurs à attribuer à ce lieu le triste qualificatif de « Morne »…


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