Aurore australe et lever de lune rousse au-dessus des feux d'alignement du Marion
Il existe certaines situations qui
nécessitent de prendre un peu de temps et de distance avant de coucher sur le
papier les pensées qui nous bousculent plutôt que de nous effleurer.
L’OP2 fait partie de ces moments.
Une OP, c’est un évènement comme
hors du temps au milieu de l’hivernage. Soudainement, le retour du Marion
Dufresne nous submerge de nouveautés, nous raccorde brutalement au reste du
monde comme si un élastique géant était tendu entre la Réunion, la métropole,
et notre petit archipel. Pourtant, comme tout élastique, lorsqu’on le tend
trop, il casse. Et c’est la fin de l’OP. Le bateau repart, et avec lui les
visages qui sont venus bouleverser notre routine quotidienne, un peu coupée du
monde.
J’aurais aimé vous faire partager
l’OP en direct, mais je n’en ai trouvé ni le temps ni le courage. Comment vous
faire part de ce maëlstrom d’émotions diverses et contradictoires qui nous
assaillent ? Car l’OP2 n’est pas une OP comme les autres. Certes avec
chaque passage du Marion nous avons vu arriver de nouvelles têtes, et partir
certaines personnes. Et je ressens encore l’émotion qui m’a envahie lorsque
j’ai vu décoller l’hélico qui emmenait Nina, Florian, Manu météo, Tiphaine, les
deux fantastiques belges de Galileo, Nico Bout de Bois ou encore Christian le
plongeur. Pourtant, jamais nous n’avons vécu ce qui se prépare, le départ
d’autant de personnes d’un seul coup : la mission 62 arrive à son terme,
et ainsi vont partir 33 des hivernants de Kerguelen, avec qui j’ai partagé les
neuf mois les plus enrichissants et étourdissants de mon existence.
Mais qui dit départ dit aussi
arrivée… l’arrivée de la 63ème mission de Kerguelen.
Mardi 4 septembre 2012
La nuit a été courte pour tout le
monde. Un puissant vent de nord s’est levé au milieu de la nuit, prenant
rapidement de la puissance. Ses violentes rafales ont fait hurler les murs de
chaque bâtiment, et trembler les fenêtres et portes. Lorsque je sors de SAMUKER
peu avant l’aube, le golfe n’est qu’une immense mer déchaînée. Mon cœur se
serre brutalement en distinguant à l’extrémité est de la péninsule Ronarc’h une
lumière qui n’y existe pas normalement. Le Marion Dufresne II vient de franchir
la passe royale.
C’est le premier jour de l’OP2
2012, toute la base est parée pour accueillir touristes, partants de Crozet,
arrivants d’Amsterdam, personnels du siège et surtout les nouveaux arrivants de
la future mission 63. Les bâtiments ont été lessivés, le matériel rangé dans
d’immenses containers prêt à partir pour la Réunion, les malles des partants sont
bouclées et empilées. Les chambres sont vidées et nettoyées, et tous les
partants momentanément installés à Ker Avel. Quelle étrange atmosphère, comme
un goût de fin de grandes vacances, bien que ça soit ici l’inverse qui
attendent nos partants. La fin d’une mission de douze mois et le début imminent
de quelques semaines de congés bien méritées.
Rapidement, les premiers contacts
radio sont établis entre Patrick le DisKer et l’OPEA du Marion Dufresne. Nous
nous rendons bien vite à l’évidence que la météo ne joue pas en notre faveur.
Les rafales de vent montent jusqu’à 78 nœuds, impossible de faire décoller le
moindre hélico ni débuter le transport de matériel par chaland. Débute ainsi
une longue journée d’attente. Nous sommes comme privés de toute activité. Le
programme de la journée était précisément prévu par Patrick, et soudain nous
voilà tout désœuvrés. Quelle frustration de distinguer la haute silhouette du
navire ravitailleur des TAAF qui fait des rails au large de PAF, émergeant et
disparaissant alternativement dans les nuages qui filent à vive allure dans le
golfe.
C’est l’une des plus belles
tempêtes que la mission 62 a connu,
tellement déroutante pour nous tous plus habitués à un vent de sud-ouest. Les
bruits dans les logements sont totalement inhabituels, les voitures d’habitude
à l’abri se mettent à danser la salsa sur leurs suspensions en encaissant les
rafales de vent. Et dans la baie, je n’ai jamais vu autant d’eau soulevée à la
crête des vagues et qui balayent le mouillage du chaland comme si l’on s’était
assoupi sur la manette ON d’un gigantesque brumisateur.
Mercredi 5 septembre 2012
Durant la nuit le vent est
retombé, et une tempête de ciel bleu semble vouloir venir relayer la dépression qui a balayé Kerguelen. Sur la mer d’huile, le Marion est venu se poser en
douceur à son point de mouillage, non loin du port pétrolier. L’OP2 2012 peut
enfin commencer : l’hélicoptère va débuter le long va et vient entre le
navire et la base pour amener courrier et personnel tandis que la manche à gasoil
va être tirée du port pétrolier au Marion afin de nous ravitailler en carburant
pour tenir les prochains mois.
Fuyant l’effervescence qui règne
à Tiker parmi les amis qui sentent le départ approcher, je descends à la
flottille pour admirer le Marion dont le reflet dans l’eau dessine une
silhouette quasi parfaite dont seules les algues viennent troubler les lignes
droites. En atteignant le quai, Denis et Gwenn descendent tout juste sur le
zodiac pour rejoindre le chaland. Et me voilà filant avec eux sur l’eau plus
plate qu’un miroir de télescope, sous un lever de soleil comme on ne peut se
lasser. C’est mon dernier voyage sur le chaland avec Denis, se sont les dernières fois
pour lui qu’il monte en tant que Bosco de l’Aventure II. Après avoir fait
chauffer la machinerie, nous rejoignons le quai où le chaland va rester jusqu’à
ce qu’on descende une nouvelle hélice qui sera aussitôt mise en place avant de
pouvoir commencer les opérations de chargement et déchargement des containers.
7h, les pales de l’hélico se
mettent à tourner. Voilà un spectacle dont je ne me lasserai pas non plus,
l’envol de ce drôle d’insecte blanc et bleu au-dessus de la DZ du Marion qui en
quelques secondes vient se poser en douceur sur la DZ de Port-Aux-Français. Le
premier voyage est pour l’administrateur supérieur des TAAF, le Préfet Bolot,
ainsi que les premiers sacs postaux. Encore quelques hélicos de dépêche postale
ainsi que l’arrivée de notre futur chef de district, Jean-François Vanacker, et
les rotations s’enchaînent pour faire descendre les nouveaux hivernants de
Ker63, les interdistricts, les personnels du siège. Quelle effervescence, quel
étourdissement devant tous ces nouveaux visages, souriants et enthousiastes de
découvrir leur nouveau cadre de travail et de vie. Quelle joie de revoir aussi
certains visages, comme Denise la Petite Marie avec qui j’étais arrivée en
décembre 2011.
Petit à petit, les arrivants rencontrent leurs
prédécesseurs, et la DZ se vide, l’un accompagnant l’autre dans sa chambre puis
son lieu de travail. On prend peu à peu pleinement conscience du changement qui
débute, qui va s’opérer tout au long des prochains jours.
Panneau d'accueil des nouveaux météos par les "anciens"
Pour moi, la matinée va désormais
se partager entre obligations professionnelles – dépotage des médicaments et
matériel reçus via Martin le médecin de bord, consultations médicales – et
activités extra-professionnelles : dépotage du courrier et livraison des
colis puis lettres aux hivernants, accompagnement de l’épouse d’un de nos
météos qui est venue parmi les touristes sans que son mari ne soit au courant. Je la récupère à la DZ deux
heures après l’arrivée des nouveaux météos, puis la conduit à la station Météo
France où Philou, le chef météo, a commencé à faire visiter les locaux à ses
remplaçants. Il existe une expression à Kerguelen qui dit « Ce qui se
passe à Ker reste à Ker ». Les retrouvailles, par surprise de surcroît,
entre une épouse et son mari, séparés depuis 9 mois, font partie de ces moments
merveilleux et magiques dont les détails doivent rester ici.
Pour le déjeuner, nous nous
retrouvons tous à TiKer. Je vous laisse imaginer le choc de passer de 50
personnes (mais l’on s’est rarement retrouvés à ce nombre-là) à plus de 100
personnes d’un seul coup dans la salle de restaurant soudain bombée et qui
paraît presque trop petite. Peu importe, je n’ai d’yeux que pour le buffet… De
la laitue ! Des concombres ! Des poivrons !
Salade verte, tomates fraîches et viande de boeuf d'Amsterdam - mmmhmmm
On reconnaît les hivernants rien
qu’à leur assiette, débordante de produits frais dont nous n’avions ni vu la
couleur ni senti le parfum depuis des mois. Et le goût ! Il faut
s’éloigner des choses simples pour réaliser combien c’est précieux. La première
feuille de laitue se savoure, les yeux fermés. Puis viennent le tour des
concombres, des poivrons, des tomates. Jamais légumes et fruits n’ont eu
pareille saveur. Même la vinaigrette devient superflue.
Une fois repue de salade, de
légumes et de fruits, je retourne dans ma chambre pour le deuxième meilleur
moment de la journée : l’ouverture du courrier.
Merci, merci, merci, merci,
merci, merci… A tous
6 mois de courrier en une seule fois... waou ! Comment vous remercier ?
PS : Elise, si tu ne vois
pas ton chèche sur le lit, c’est parce que je l’ai déjà autour du cou au moment
où je prends la photo
Le résultat de plus de 6 mois d'attente
à la Poste de la Réunion
Jeudi 6 septembre
Debout derrière les billigs
(grande plaque en fonte où l’on tourne les crêpes) depuis 17h, j’observe
l’ensemble des personnes rassemblées dans Totoche. Ce soir nous sommes plus
d’une centaine réunies dans la salle commune de PAF. Après avoir fini le
transfert de carburant entre le Marion et le port pétrolier (encore quelques
heures et nous aurons de quoi tenir les prochains mois), Pascal Centrale m’a
aussitôt rejoint pour m’aider à tourner les 300 crêpes à préparer pour la
soirée de ce soir. Car c’est un moment très spécial dans l’OP, le soir de la
passation.
Voilà deux jours que l’OP a
débuté pour de bon, et que chaque partant transmet matériel et consigne à son
successeur. Ce soir marque le tournant avec le point final de la mission 62 et
le début de la mission 63. Pendant que notre tas de crêpes grimpe lentement
mais sûrement, les gens remontent petit à petit de la salle de restaurant. A
20h15, Patrick arrive enfin, en costume et arborant une dernière fois l’écharpe
tricolore de Chef de District. Avec lui, Jean-François Vanacker et Mr Bolot
dans la tenue blanche de Préfet des TAAF.
Jean-François VANACKER - Disker 63, Mr le Préfet BOLOT et Patrick HAON - DisKer 62
Après un bref discours teinté
d’émotion, vient l’heure de la passation : Patrick retire son écharpe et
en revêt Jean-François qui devient officiellement notre nouveau chef de
District à Kerguelen. Avec l’écharpe il reçoit les clefs de Ker et la
sacro-sainte radio. Avec cette transmission officielle des charges entre
Patrick et Jean-François, c’est l’ensemble des partants qui transmettent leur
fonction à leur successeur de la 63ème mission. L’expression mainte
fois répétée depuis quelques semaines, en souriant : « MST » (ce
qui signifie « Mon Successeur Traitera ») prend ce soir tout son
sens.
Samedi 8 septembre
Comme j’ai porté l’appareil photo
devant mes yeux pour en masquer les larmes, je prends maintenant le papier pour
apaiser les pensées qui tourbillonnent dans mon esprit.
Une forte tempête de neige fait
rage au-dehors. J’ai toujours aimé et espéré la neige ici, mais ce matin elle
s’est avérée être notre pire ennemi. Le départ du Marion était initialement
prévu à 14h, mais durant le petit-déjeuner l’information tombe comme un coup de
massue : le départ est avancé et prévu dans une heure et demie, à 9h.
branle bas de combat sur la base, branle bas de combat dans les esprits. Les
partants ont à peine le temps de rassembler leurs affaires que nous nous
retrouvons déjà sur la DZ, et les rotations hélico débutent, s’enchaînant au
milieu d’averses de neige jouant à saute mouton avec quelques rayons de soleil.
Les larmes que je retenais difficilement depuis deux jours font finalement
céder les faibles barrières que j’avais dressées sur leur chemin, et chaque
nouvelle embrassade entraîne un déferlement de perles salées. En l’espace de
quelques minutes, le groupe rassemblé sur la DZ se réduit de plus en plus, tous
les visages qui ont bercé mon quotidien depuis 9 mois s’effacent les uns après
les autres derrière les vitres de l’hélicoptère.
Au Revoir Au revoir "Amiral" Denis !
Yannick, Papounet, Patrick,
Pascal, Philou, Eric, Aubin, Joany, Micha, Antoine, Pimpon, Didier, Patrick,
Tony, Christian, JC, Gégé, Serge, David, Philippe, Miguel, Micka, Pascal,
Lilian, Francis, Abdou, Marie-Céline, Denis, David, Stéphane, Jean-François,
Nicol.
Merci à vous tous...
Le dernier vol du DisKer 62
A peine le temps de monter à la
chapelle pour un dernier adieu que le Marion Dufresne a déjà appareillé, et je
distingue à peine sa lointaine silhouette masquée par un nuage de flocons. La
radio nous rapproche virtuellement d’eux pendant encore quelques minutes, le
temps d’un dernier échange, de dernières boutades, de derniers messages tristes
comme souriants.
Lorsque je rejoins SAMUKER dans
le vent glacial, j’ai du mal à réaliser ce qui nous arrive…
Port Aux Français depuis le Marion Dufresne
Épilogue
OP2 2012 m’aura faite réaliser
que séjourner à Kerguelen, c’est un peu comme passer une longue nuit de garde à
l’hôpital – comparaison professionnelle que ne parlera peut-être pas à tout le
monde… je m’en excuse
Lorsque l'on débute la nuit de garde, l’on est stimulé par la
nouveauté, la rencontre de l’équipe, la motivation encore intacte.
L’activité est intense et l’on ne
voit pas le temps passer, l’on n’a pas le temps de s’ennuyer.
Puis arrive l’hivernage, le creux
de la nuit : à ce moment-là, on commence à fatiguer, tout est plus
pénible, on est moins réactif, plus susceptible aussi. Et comme tout milieu
de nuit, le service fonctionne au ralenti – ce qui cependant n’est pas vrai aux
urgences – peu d’activités mais il faut pourtant être là pour assurer la
continuité des soins.
Puis le matin se profile,
l’activité reprend un peu, et les équipes autour de soi changent ; on voit
partir ceux que l’on avait vu arriver après soi hier soir, et l’on voit revenir
ceux à qui l’on avait dit au revoir la veille.
Et pourtant, on est toujours là,
et l’on se demande un peu pourquoi – même si l’on sait pertinemment que voir
le changement d’équipe signifie qu’il sera bientôt l’heure pour nous aussi
d’être relevé, et l'on observe toujours ces anciens camarades d’infortune ou de
bonheur partir avec un petit pincement au cœur…
… Tout en se demandant
si, un jour, on pourra à nouveau partager une nuit de garde avec eux…