Île Pender - ou l'art de remonter dans le temps


Depuis la découverte de l’archipel en 1772 par le chevalier de Kerguelen, l’homme n’a pas tardé à laisser son empreinte sur ces îles jusque là vierges de toute influence extérieure, protégées par des milliers de kilomètres d’océan et de tempête. Après les lapins, les souris et les maladies, arrivèrent bientôt les pissenlits, les herbes hautes et autres espèces fourragères ainsi que les insectes qui utilisèrent végétaux et animaux (moutons, mouflons) comme radeaux de la méduse.
La physionomie du territoire qui nous entoure en a été irrémédiablement bouleversée, et les décors végétaux que l’on observe désormais autour de la base et dans la plupart des transits n’ont plus rien à voir avec  les Kerguelen des origines, il y à peine 240 ans – autant dire un grain de sable dans l’histoire de notre planète. Mais heureusement, il existe encore des refuges plus ou moins préservés par le cours de la colonisation. Des îles où lapins, souris et moutons n’ont jamais posé les pattes. Des endroits où les hommes ne vont que rarement, voire jamais.

Classée en réserve intégrale, l’île Pender dans le golfe du Morbihan fait partie de ces lieux partiellement préservés. La dernière visite de l’homme remonte à 2010, et sur dérogation du Préfet des TAAF, deux personnes ont aujourd’hui le droit d’y retourner pour quelques heures de prospection. Thomas, l’ornithologue de la ResNat, doit aller recenser la colonie de manchots papous qui y a établi domicile, et j’ai la chance de pouvoir l’accompagner pour « l’épauler » dans sa tâche.

Après un voyage en chaland quelque peu mouvementé par la petite tempête qui nous secoue – sans doute afin de célébrer la seconde sortie pour Brice, le nouveau bosco de la 63ème mission – l’Aventure II nous dépose dans un recoin de barres rocheuses sculptées naturellement en escalier qui remonte jusqu’au plateau végétal. Le temps de grimper sur le rocher noir et de saluer Gwen que le chaland fait déjà demi-tour dans l’eau bleue translucide sous un beau soleil de fin d’hiver qui peine malheureusement à nous réchauffer, le vent n’a pas oublié de se lever ce matin et nous glace le sang.
Thomas sort son GPS afin de retrouver le point où était située la colonie en 2010 et nous partons aussitôt dans la direction indiquée. Même sans point GPS, la retrouver ne serait pas des plus difficiles, étant donné que l’île fait moins de 2 km de long et à peine 500 m de large.
Contrairement à la Péninsule Courbet où la marche sur cette longue étendue d’acaena  est compliquée par les terriers de lapins qui, sans prévenir; s’écroulent  sous nos pieds, avancer sur Pender s’avère une tâche bien plus ardue. Partout, à perte de vue, s’étalent des choux de Kerguelen et de l’azorelle en énormes coussins verts vif dont le retour de la verdure symbolise définitivement la fin de l’hiver et l’approche imminente du printemps. Ces deux plantes sont extrêmement fragiles et  bien évidemment protégées. Gare à celui qui posera le pied dessus ! S’ensuit donc une petite marche acrobatique, où Thomas et ses grandes jambes et moi avec mes petits pieds, nous tentons d’avancer en zigzagant entre choux et azorelle. Ça et là, quelques bien plus rares touffes d’acaena émergent de ce réseau compact, dont les branches marrons encore grillées par l’hiver laissent elles aussi, enfin, apparaître les premières touffes de feuilles vertes tout juste naissantes.
Une fois parvenus au sommet de la falaise qui court sur toute la partie nord-est de l’île, nous avançons désormais sur un terrain de cotula plumosa (une petite plante couvrante aux feuilles douces dont les otaries raffolent) et d’herbes hautes. Finalement, nul besoin de GPS pour repérer la colonie de papous : après l’odeur qui nous saisit nous ne tardons pas à entendre les chants de parades amoureuses. Encore un dernier rocher à escalader, et nous tombons enfin sur eux.

Si la Réserve Naturelle a choisi cette période spécifique pour recenser la colonie, c’est que c’est la période de couvaison. Des centaines de manchots papous sont ainsi allongés sur leur nid et couvent chacun un œuf. Notre travail du jour : compter l’ensemble des papous sur œuf.
Pendant que nous nous postons au meilleur point de vue, à une distance respectable afin de ne pas les effrayer au risque qu’ils abandonnent le nid et l’œuf (les skuas ne sont jamais loin), un va et vient permanent se poursuit en périphérie de la colonie. Car, fait amusant, celle-ci est située à la pointe nord-est de l’île, au sommet d’une falaise infranchissable. En permanence on peut voir revenir et partir vers l’ouest des papous qui traversent champs de cailloux, choux et azorelles (les bêtes à palmes ont le droit) pour se relayer sur le nid.
   

                                


Une fois le comptage fini (330 papous sur œuf), nous abandonnons la colonie et suivons les quelques papous qui s’en éloignent. A ma grande surprise, ils doivent faire près de cinq cents mètres pour traverser de part en part l’île afin de regagner la mer. Quelle logique les a poussés  à s’installer si loin du rivage ?
Les rafales de vent qui, sur ce versant de l’île, nous déséquilibrent et font planer  sans effort cracous et canards d’Eaton au-dessus de nos têtes m’apportent sans doute un fragment de réponse…


Après avoir exploré la partie ouest de l’île où des choux de Kerguelen rivalisent en hauteur tout en dévoilant sans avarice leurs fleurs nouvelles, nous remontons sur un chaos rocheux plus au sud.
Déjà, le chaland émerge devant l’île Bryer, revenant de Mayès où il a déposé les ornithos. Il est temps de rentrer, et d’abandonner cette petite île qui, l’espace de deux heures, m’a offert un autre visage de Kerguelen. L’image d’une autre époque, celle de sa végétation authentique, le premier décor minéral et végétal sur lequel les premiers hommes ont posé un regard incrédule et, peut-être, aussi émerveillé que le mien aujourd’hui…













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