Les Phoquiers d'un bout du monde
Hasard bienheureux ou coïncidence délibérée, de même qu’à
Port Couvreux je lisais le passage du livre 'Les oubliés de Saint
Paul' traitant de la tentative d’installation de bergers à ce même
endroit, j’emmène dans mon sac à dos pour la cabane Morne le dernier livre
arrivé à la COOP à OP2 : « les Phoquiers de la Désolation ».
Quelle expérience extraordinaire que de lire le récit de ces hommes partis 9
mois sur 12 au début du siècle pour chasser l’éléphant de mer que j’entends
justement crier, roter et souffler juste derrière la paroi de la cabane ! Nulle espèce animale n’aura été plus marquée
par l’arrivée de l’homme sur ces îles lointaines que la distance, le vent et le
froid avaient tenté de préserver pendant des siècles.
Lorsqu’en 1772 Yves de Kerguelen de Trémarrec découvre
l’archipel, il espérait tomber sur un continent d’abondance et de richesses. Au
lieu de cela, un territoire froid, aride et minéral se dévoile difficilement
entre deux tempêtes. C’est une désillusion pour le chevalier qui voulait offrir
à la France un nouvel eldorado, une bien grande déception pour le royaume qui
cherchait un nouveau moyen de s’enrichir. Deux cents ans après, l’archipel
continuera pourtant de faire naître l’illusion d’une fortune possible à puiser
dans ses richesses apparentes : la faune.
Depuis sa découverte, des navires phoquiers de tout pays se
sont succédés sur les côtes accidentées et dangereuses des îles de Crozet et
Kerguelen, pour des campagnes de chasses itinérantes de 12 à 24 mois. Nombre de
ses navires y ont connu des destins funèbres, dont certains nous sont rapportés
par le récit des naufragés ayant survécu de plusieurs mois à plusieurs années
en autonomie complète avant d’être récupéré par miracle par un navire de
passage – pour plus de détails, je vous conseille l’excellent récit du matelot
Nunn, phoquier anglais naufragé à Kerguelen en août 1825 et qui y survécut
jusqu’en janvier 1827 (extrait du livre « Trois naufrages pour trois
îles »).
En 1893, Henry Bossière acquiert la concession des îles
Kerguelen pour 50 ans, en guise de remerciement pour avoir
prévenu l'état français de l’intention des australiens (alors colonie anglaise) d’en prendre
possession en vue d’y puiser du charbon (richesse dont l’archipel n’est
d’ailleurs pas particulièrement pourvu). Avec son frère René, ils ont
initialement pour projet de faire fortune dans l’élevage de moutons à l’image
des îles Falklands. Les premiers échecs vont cependant reporter temporairement
leur projet, et en 1908 ils accordent un droit de chasse et de fabrication
d’huile à une société norvégienne. Les dividendes qu’ils en retireront
parviendront à peine à écoper les sommes dépensées dans la tentative d’élevage
de moutons débutée en 1913.
René Bossière
Une fois la première guerre mondiale passée, ils accordent un
nouveau droit de chasse sur le sud de l’archipel à la société anglo-norvégienne
Irving et Johnson, et profitent de leurs navires pour installer une nouvelle
bergerie sur le site de Port Couvreux (le choix du site ne cesse d’étonner
les historiens – les alentours étant accidentés et manquant de pâturages).
Les colons de Port Couvreux
(image tirée du livre "Phoquiers de la désolation")
Sous
l’impulsion du gouvernement (qui leur pardonne difficilement d’avoir fourni à
la Norvège une source d’huile qui pendant la guerre a été utilisée par les allemands
pour fabriquer des explosifs), les frères Bossière décident de monter leur
propre société de chasse à l’éléphant de mer : les Pêches Australes
(filiale de la CGIKSPA – atchoum, à vos souhaits, merci – la Société Générale
des Îles Kerguelen, Saint Paul et Amsterdam). Tandis que les norvégiens
poursuivront leurs campagnes de chasse dans le sud de l’archipel, les français
s’attaqueront au nord : péninsule Courbet ainsi que la côte nord et ses
îles.
Entre octobre 1925 et mars 1931, six campagnes de chasse sur
des navires usines seront réalisées par la société des Pêches Australes. Le Lozère quitte ainsi le Havre début
septembre 1925 et mettra un mois et demi à rejoindre l’archipel des Kerguelen.
A son bord, 55 marins, cumulant à leur fonction de matelot ou officiers celles
de chasseurs et mécano qui seront chargés, quotidiennement (seul jour de
repos : Noël) de descendre à terre sur des doris pour abattre de 50 à
650 ! éléphants de mer (mâles, femelles et juvéniles sans réelles
distinction), les dépecer sur place de leur lard coupé en longues bandes qui
seront ensuite ramenées jusqu’au bord où elles seront traitées dans d’immenses
autoclaves pour en extraire l’huile. Pour un mâle d’une tonne, ils parvenaient
en moyenne à en retirer 50kg d’huile de bonne qualité. Les jours de tempête
seront utilisées non pas au repos mais au charbonnage : machinerie du
navire et brasiers des autoclaves fonctionnant en effet au charbon, et il n’est
pas rare de retrouver des récits d’accidents, explosions et incendies dans les
soutes à charbon (l’un de ces incendies perdura pendant près d’un mois !).
En février 1928, le Lozère qui effectue sa troisième campagne de chasse se rend
à Hopeful Bay afin de faire le plein d’eau potable. Malheureusement, il
s’échouera sur un rocher non répertorié et coulera dans les heures qui suivirent.
Emportant avec lui les 1220 tonnes d’huile accumulées dans sa soute (ce qui
représente 127 jours de travail et l’abattage de 22 660 éléphants de mer
d’après les relevés systématiques du carnet de bord de Réné Le Guyader).
L’ensemble de son équipage doit alors effectuer un périple de 26 milles jusqu’à
la bergerie de Port Couveux qui se transforme en camp de réfugiés.
Le Lozère échoué, la poupe sous l'eau
(image - et la suivante - tirée du livre "Phoquiers de la désolation")
Le Lozère sera
remplacé à la campagne suivante (novembre 1928) par l’Austral, aidé dans sa tâche par l’Espérance, navire dont la plus petite taille permet d’aller dans
les criques les moins accessibles. Les années passent, mais les conditions de
vie et de travail restent les mêmes. Les phoquiers vivent, dorment, mangent et
travaillent dans une atmosphère permanente d’huile d’éléphant de mer, celle-ci
s’infiltrant dans chaque fibre de leurs vêtements, de leurs cheveux et de leurs
affaires personnelles. Passer neuf mois sur douze à abattre systématiquement
chaque éléphant de mer qu’ils croisent sur les côtes, dans des conditions de
vie effroyables, donnera lieu à des scènes de cruauté dont seul l’homme – qui
face à l’adversité perd soudain toute humanité – sait faire démonstration,
mutilant pour le plaisir ces créatures aux allures de monstres géants qui ne
feront jamais montre – sauf dans de très rares exceptions de blessures ou
morsures rapportées par le journal de bord – du moins réflexe d’agressivité
envers l’homme. Les campagnes de chasse s’arrêteront brutalement en mars
1931 : apprenant les décès simultanés des colons de l’île Saint-Paul
(installés là-bas par les frères Bossière pour exploiter la ressource de la
langouste) et de ceux de Port Couvreux, respectivement frappés par le scorbut
et le béri-béri, l’Austral quitte précipitamment les Kerguelen afin de
rapatrier l’ensemble du personnel de la SGIKSPA vers la Réunion puis la
métropole. Ce sera la fin de l’ère Bossière.
En tout, on estime à plus de
70 260 le nombre d’éléphants de mer abattus par ces six campagnes. Pour
plus de détails, je ne saurai que vous conseiller la lecture de l’excellent ‘Phoquiers
de la Désolation’ (auteurs : Arnaud, Beurois, Couesnon et Le Mouël), cet
ouvrage est une incroyable mine d’or en terme de détails historiques,
techniques et icônographiques – à travers l’éprouvant récit des phoquiers et de
leurs dizaines de milliers de victimes, c’est toute l’histoire des rêves et
désillusions d’hommes cherchant à conquérir l’indomptable qui nous est contée. Aujourd’hui,
les seuls vestiges de cette triste époque sont l’épave de l’Arques à Port-Aux-Français (le
prédécesseur de l’Espérance), dont de
rares fragments émergent à marée basse, l’épave de l’Espérance (qui avait été
abandonné au départ précipité de l’Austral)
mystérieusement éventrée de long de l’île du Chat où reposent des tombes
anonymes, le site norvégien de Port Jeanne d’Arc (datant de l’époque où les
norvégiens utilisaient une base fixe pour le dépeçage et l’extraction d’huile
des éléphants de mer et baleines avant de recourir aux navires usines) et la
cabane de Port Couvreux, aujourd’hui enfermée dans un cercueil de tôles, dont
seules sont visibles les anciennes machines qui rouillent lentement sur la
plage.
Les restes d'épave de l'Arques près du port pétrolier de PAF
La mystérieuse épave de l'Espérance (dont seul son ancien nom Alberta est visible)
Le site de Port Jeanne d'Arc
La cabane de Port Couvreux
La cabane dessinée par le Bib de la 48ème
(une précieuse représentation de ce qu'elle était avant d'être recouverte de tôle)
Autoclaves, four et doris de Port Couvreux
Je ne pourrai pas mieux conclure ce résumé de l’histoire des
campagnes de chasse phoquière aux Kerguelen que par une citation de
l’avant-propos des ‘Phoquiers de la
Désolation’ : « Henry et René Bossière disparaîtront tous les
deux en 1941, totalement oubliés et ruinés, mais avec le grand mérite d’avoir
conservé à la France ces îles du bout du monde ». Oui, mais à quel
prix ? aussi bien en terme de vies humaines qu’animales…
Un jeune éléphant de mer prenant pour lit
la carcasse en ruine d'une doris de phoquiers
à Port Couvreux - c'est sans doute cela, l'ironie du sort...