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Dans un endroit comme Port-Aux-Français où le calendrier
traditionnel n’a pas vraiment de sens, surtout lorsque l’on est médecin et donc
par définition de garde 24h/24, 7j/7 et ce 12mois/12, il est important de se
fixer des points de repère pour conserver une architecture de vie
« traditionnelle ».
Aujourd’hui c’est dimanche, donc j’abandonne mes tâches
quotidiennes habituelles de la semaine et m’octroie un petit moment de pause
rien qu’à moi. Laëtitia étant actuellement en manip’ éléphant de mer à Pointe
Morne, je ne peux pas partir bien loin de la base. Fort heureusement pour moi,
l’anse de Pachas n’est qu’à dix minutes de marche.
Les monts du Château
Après un petit détour par le
BCR pour récupérer une zézette (surnom de la radio, afin d’être joignable à
tout instant), je m’offre une petite marche dans des restes de neige de la
veille. Nous avons effectivement essuyé une belle tempête glacée hier, comme
l’hiver nous en avait rarement offerts et dont ce printemps débutant semble
vouloir nous abreuver avant de laisser la place au soleil. Soleil qui
d’ailleurs s’en donne à cœur joie aujourd’hui, faisant étinceler les grandes
nappes de neige qui dessinent un labyrinthe pareil à de la dentelle au milieu
des touffes d’acaena ou de rochers qui ont déjà repris le dessus sur le manteau
neigeux. D’en haut, j’ai une vue splendide sur la base, le golfe et nos voisins
imposants : les sommets de la presqu’île Ronarc’h.
A leur gauche, la passe
royale nous surveille paisiblement, ouverture d’eau entre le golfe et l’océan
Indien, le trait d’union entre Port-Aux-Français et le reste du monde. Un
endroit que l’on ne franchit que deux fois dans sa vie (pour la plupart des
gens) : une première fois en arrivant à Kerguelen, et une dernière fois en
quittant l’archipel pour toujours. Mais après tout, rien n’est inéluctable dans
la vie. Aux précédentes OP, nous avons croisé parmi les visiteurs d’anciens
hivernants qui revenaient ici 30, 40 voire 50 ans après leur mission, qui
semblait être pour eux l’un des souvenirs les plus impérissables de leur
existence. Qu’en sera-t-il pour nous ?
La Passe Royale
L’arrivée à l’anse de Pachas me tire de ces réflexions,
nostalgiques par anticipation (j’en ai de plus en plus, à force de réaliser
qu’il me reste moins de temps devant moi ici qu’il n’y en a déjà derrière). La
dernière fois que j’y suis passée ici, c’était le plein hiver et la grève était
désertique.
L'anse des Pachas se repeuple
Aujourd’hui, on voit les signes du printemps dans chaque
détail : la foule de lapins qui sautent en tout sens à mon approche, le
soleil qui fait ondoyer l’air qui se réchauffe au-dessus de la plaine rocheuse,
la mer d’un beau bleu pur et profond, les goélands, cormorans, sternes, skuas
et cracous qui ne cessent de faire danser leurs ombres au-dessus de moi, et
surtout, ce pour quoi je suis venue, le retour des éléphants de mer.
Un premier
harem est installé à l’extrémité Est de l’anse, dont le Pacha (mâle ayant pris
le contrôle du harem) est rapidement reconnaissable au milieu de toutes ses
femelles qui font le tiers de sa taille. Il dort paisiblement près du rivage
dont les vagues viennent lui lécher les nageoires, à peine dérangé par les cris
des petites créatures qui l’entourent.
Car il y en a de l’animation sur cette
plage. Presque une femelle sur deux est accompagnée d’une petite boule de
fourrure noire dont les grands replis de peau semblent avoir pris de l’avance
sur la croissance du reste du corps. Les voilà, les fameux bonbons tant
attendus. Depuis une semaine, les femelles éléphants de mer, tout juste
rentrées du large, ont commencé à mettre bas. Un bébé par femelle, un
« bonbon » comme on les appelle ici.
A la fois excitée et émue, j’avance
lentement en périphérie du harem. Au bout de quelques mètres à peine je tombe
en arrêt devant une vaste zone de galets souillés de rouge. J’arrive quelques
minutes trop tard : devant moi, une marre de sang entoure un jeune bonbon
encore tout humide. Le placenta et les membranes ont déjà été dévoré par les
goélands et skuas qui arpentent la colonie, mais on peut encore voir le
liquide amniotique faire briller sa fourrure tandis qu’une petite marque rose
signale l’implantation du cordon ombilical.
Le Skua guette...
Juste à côté, sa mère lance des
cris graves pour encourager le nouveau-né à se rapprocher d’elle, et dissuader
les skuas de tendre leurs becs plus près de son petit. La nature a fait son œuvre
tandis que j’approchais, et j’ai raté de quelques minutes un moment
exceptionnel, le symbole même du retour du printemps à Kerguelen : la
naissance d’un bébé éléphant de mer.
A ma droite, un petit se met à pousser des cris aigus tout
en se rapprochant de sa mère. Celle-ci lui répond par une longue complainte. Un
skua suit de près les mouvements du bonbon, qui rapidement se dirige vers les
mamelles en ondulant sur son ventre rebondi, en appui sur ses deux nageoires
ventrales. Le bébé étire son long cou vers la mamelle puis se met à téter avec
délectation, les yeux clos. Le skua attend à quelques pas, prêt à bondir sur la
mamelle lorsque le bonbon l’abandonnera, afin de capter la moindre goutte qui
s’en écoulera.
Pendant ce temps, un autre bonbon dort nonchalamment allongé sur
le dos, se grattant machinalement le menton avec les griffes de sa nageoire.
Lorsqu’il se met à bailler tout en portant sa nageoire devant la bouche, je ne
peux m’empêcher de faire de l’anthropomorphisme tant la ressemblance avec un
humain est frappante. Toutes les attitudes sont dans la nature…
Après m’être abreuvée de cette sieste familiale (polygame)
sous le soleil de septembre, je poursuis ma route vers l’autre extrémité de
l’anse. Il y a là un autre harem, beaucoup plus petit, entouré de quelques
mâles périphériques qui pour le moment préfèrent céder à la paresse du sommeil
plutôt que de disputer violemment la possession d’un harem. Les Pachas sont
reconnaissables, outre leur taille, à la longueur de leur nez qu’ils ont fort
imposant et qui a valu à cette espèce de phoque le nom d’éléphant de mer :
« C’est un pic, c’est un cap, que dis-je, c’est une… une trompe ! ».
Lorsque
l’on reste à côté d’eux sans bouger, on saisit sans mal le rythme lent de leur
respiration, qui se découpe en une longue inspiration silencieuse, une apnée
prolongée puis une violente expiration qui fait vibrer leurs deux énormes
narines. Afin de ne pas trop les déranger, j’abandonne bien vite le rivage de
la grève et rejoins la pointe rocheuse qui clos l’anse des Pachas. Profitant
des laminaires qui se balancent d’avant en arrière sous la houle, des sternes
virevoltent au-dessus de l’écume tout en
plongeant régulièrement pour attraper de petits poissons. La saison des amours
va débuter, rien de tel qu’un bec rempli de proies frétillantes pour acquérir
les faveurs d’une belle femelle. En attendant,, l’appareil photo en main, je
n’ai qu’à m’asseoir sur un rocher au bord de l’eau pour tenter de capturer
quelques fragments de leurs acrobaties aériennes. La nature fait le reste.
Et deux...
Et trois !
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