Voilà bien longtemps que je n’ai eu l’occasion de prendre un
peu de temps pour partager avec vous les dernières semaines écoulées – il est
temps de rattraper mon retard, en quelques messages répartis sur les jours à
venir.
Lorsque vous demandez aux hivernants ce qui les a motivé à
venir ici, la plupart vous répondront, en tête de liste : l’expérience
humaine. Certes, la nature sauvage et la
confrontation à l’extrême sous tous ses aspects nous ont tous fait rêver d’un
tel territoire, mais l’aventure humaine qui s’y déroule semble être un réel
moteur et éveille en beaucoup une profonde curiosité et motivation capable de
les pousser à accepter de venir partager des mois dans un cadre confiné tel que
Kerguelen. De récents évènements survenus sur l’archipel, malheureux mais non
dramatiques, sont venus donner raison à cette quête
d’ « humanité », les pires situations faisant une fois de plus
sortir le meilleur de chaque être humain,
même dans un lieu où l’humanité semble avoir du mal à trouver sa place…
Samedi 22 septembre
Une journée comme les autres dans le golfe du Morbihan, à la
périphérie duquel la base de Port-Aux-Français débute un week-end venteux, coincée entre la mer sombre parsemée
de moutons blancs et un plafond gris, sous lequel filent de lourds nuages bas.
Tandis que je me rends vers TiKer pour un petit atelier pâtisserie avec Jérôme
le pâteux (au programme, confection de cookies pour les départs en manip du
jour), la lumière ne tarde pas à s’allumer à la flottille. Brice le bosco
prépare ses affaires, et bientôt Gwen le mécano sort le Manitou afin de mettre
à l’eau le petit zodiac. Direction l’Aventure II qui tire sur son mouillage,
brinquebalée par la petite houle matinale. Une journée comme les autres à
Port-Aux-Français, que s’apprêtent à quitter les passagers du chaland, quatre
pour une sortie à la journée et cinq manipeurs à destination des îles
(Australia et Mayès). Il faudra aussi récupérer les trois VAT de la ResNat, sur
Longue depuis quelques jours déjà, et ravitailler les ornithologues à Mayès.
Mais première étape de la tournée : la pointe Molloy, ou une inspection de
la cabane et du phare doit être effectuée. La pointe Molloy n’est qu’à deux
heures et demi de marche de la base, les trois manipeurs reviendront donc à
pied pendant que le chaland poursuivra le reste du tour du golfe.
Malheureusement, la suite des évènements en décidera autrement.
A midi, Baptiste le Géner passe me voir à la pâtisserie,
pour nous apprendre que le chaland s’est échoué. Je crois d’abord qu’il me fait
une mauvaise blague, mais sont regard me fait vite déchanter. Le chaland,
échoué ! Ca ne serait pas la première fois qu’il touche les rochers – et
l’on sait bien que Molloy n’a jamais été un endroit facile pour « beacher »
(anglicissisme signifiant venir appuyer la proue du chaland contre le rivage
pour permettre aux manipeurs de descendre). Ainsi donc, une fois de plus,
Kerguelen impose sa loi. Au moment de décharger ses passagers sur la grève, une
vague scélérate est venue brutalement soulever le chaland pour le reposer sur
la plage de galets de Molloy.
Fort heureusement, Brice a eu l’excellent
réflexe de relever les hélices à temps avant qu’elle ne frappe les rochers, ce
qui aurait été catastrophique pour le navire (nous n’avons pas d’hélice de
rechange pour le moment sur base.)
Après un point rapide pendant l’heure du déjeuner, deux tracteurs quittent la base à 14h30, emportant
avec eux vivres, eau potable et sacs de couchage en prévision d’une éventuelle
nuit sur place.
Malheureusement, vers 16h30 je capte un message sur la radio
qui me fait presque tomber de ma chaise : les deux tracteurs sont
prisonniers de souilles. En l’espace de quelques heures, nous venons de perdre
nos deux moyens de transport, et surtout de secours ! Jamais un tel
scénario n’aurait pu être prévu même dans les modèles les plus fantaisistes.
Depuis SAMUKER nous passons un message rapide aux îles où se
trouvent coincés les quelques manipeurs hors base : arrêt de toutes les
opérations de travail hors cabane, ils doivent prendre le moins de risque
possible, étant donné que nous n’avons plus le moindre moyen de secours en cas
d’accident.
Tandis que trois personnes restent sur le chaland (son équipage et un
passager), les autres ont déjà rejoint les tracteurs et tentent de les désembourber
avec les moyens disponibles.
A 21h, l’équipe qui s’est acharnée autour des tracteurs est
rentrée sur base, épuisée mais sans les tracteurs. Une première nuit se profile
pour l’équipe restée sur le chaland.
Dimanche 23 septembre
Le vent s’est calmé durant la nuit, et lorsque je quitte
SAMUKER à 5h45, l’aube se trahie à peine dans ses premières clartés sous un
ciel sans nuage. Jamais je n’ai vu tant de monde à la table du petit-déjeuner, aussi
tôt, un dimanche matin. Comme convenu la veille, toutes les bonnes volontés se
sont données rendez-vous au petit jour pour aller désembourber les deux
tracteurs toujours coincés dans des souilles au-delà de l’anse des Pachas. Nous
nous partageons en deux équipes, le plus gros du groupe partant immédiatement à
pied avec pioches et pelles tandis que seuls un petit nombre de volontaires
restent sur base pour équiper un troisième tracteur qui utilisera un chemin
sécurisé que nous aurons repéré au préalable. En attendant, un premier contact
est pris avec les navires sur zone afin d’envisager un éventuel secours du
chaland par un palangrier naviguant dans nos eaux.
Malgré la situation plus qu’embarrassante, l’ambiance est
détendue tandis que nous dépassons l’anse des Pachas en direction de l’ouest.
En formation pour sonder le terrain tout en rejoignant les tracteurs
Je fixe au loin la pointe Molloy, derrière laquelle est toujours échoué le
chaland. Régulièrement, nous échangeons des messages radio avec les trois
naufragés dont le moral semble rester bon. Après 40min de marche, nous
rejoignons les deux tracteurs. Tandis qu’un petit groupe prend la direction du
nord pour rejoindre la piste allant de PAF à la cabane Jacky et repérer le chemin sécurisé
pour le troisième tracteur, nous nous attaquons au désembourbement des deux
autres.
Le premier a le nez enfoncé dans un petit cours d’eau. Sur les conseils
de Jean-Marie le chef garage, le moteur a été laissé tourné depuis la veille,
afin d’éviter qu’il ne se noie. Etrange phénomène que de voir sortir
régulièrement des gerbes d’eau propulsées par la courroie, tandis qu’un petit
lac s’est formé en amont de la cabine en partie noyée.
Nous abandonnons pour le
moment la triste bête métallique pour nous attaquer à sa jumelle dont tout le
côté droit est profondément enfoui dans une plaque de boue où je m’enfonce
jusqu’aux genoux. Commence alors un travail de fourmis : tandis que
certains creusent de grandes tranchées derrière les roues arrières (dont l’un
des deux se remplit aussitôt d’autant d’eau que celui-ci peut en contenir),
nous faisons des aller-retour afin de charrier des kilos de cailloux qui
serviront à donner un appui aux énormes roues rendues impuissantes par le sol
meuble et glissant.
Enfin une troisième équipe installe un tire-fort que nous
utiliserons tout d’abord pour redresser le tracteur, puis secondairement pour
le tirer en arrière. Lorsque l’engin est enfin remis d’aplomb, nous calons ses
roues sur un épais tapis de pierre puis disposons de longues plaques PSP de
métal afin de tracer un chemin précaire sur le sol meuble. Samuel s’installe au
volant de l’engin tandis que nous nous activons au tire-fort qui aide
efficacement à extirper la machine de sa gangue de boue collante. Après deux
heures et demi d’effort, un soupir de soulagement s’échappe à l’unisson de nos
poitrines lorsque le premier tracteur rejoint enfin un espace de cailloux secs
et durs.
Laurent garage - recordman de porteur de cailloux
A mes yeux, le plus dur reste à faire avec le second
tracteur, celui au moteur planté dans un ruisseau. Est-ce une fausse impression
cependant ? Ou bien sommes-nous mieux rôdés ? Toujours est-il
qu’après avoir dégagé l’arrière puis l’avant en creusant dans un sol gorgé
d’eau, puis charrié de nouveau des kilos de pierre, le tracteur sort comme une
fleur en quelques essais, toujours aidé par le tire-fort.
afin de sécuriser la
manœuvre, un long bout' est tendu entre lui et le troisième tracteur qui l’aide
à rejoindre à son tour la zone des cailloux. 13h : l’opération sauvetage
des tracteurs est terminée !
Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, nous apprenons
que le palangrier Île De la Réunion s’est aussitôt porté volontaire pour venir
porter secours au chaland, et fait actuellement route vers nous.
Le palangrier Île de la Réunion lors d'une escale à PAF
(photographie du DisKer62 - Patrick Haon)
Lundi 24 septembre
Un petit point blanc et bleu vient briser la ligne
horizontale du rivage de la presqu’île Ronarc’h : l’Île de la Réunion est
entré dans le golfe du Morbihan, et rejoint directement la pointe Molloy et le
chaland toujours échoué. La voix de Paul, son capitaine, sera notre berceuse
pour les 48 prochaines heures. Comment exprimer le plus justement l’immense
gratitude que nous devons à cet incroyable équipage et à son capitaine
emblématique – l’image même du marin aguerri aux pires mers du globe, l’un des
symboles de la pêche à la Légine, seul maître à bord ayant su dompter aussi
bien son équipage que les terribles vents des quarantièmes rugissants.
Mais dans l’immédiat, ça n’est pas les talents reconnus pour
la pêche de l’Île de la Réunion qui nous intéressent, mais surtout l’expérience
et l’énergie que va développer l’ensemble de l’équipage pour sortir Brice,
Gwen, François et l’Aventure II de la plage de galets où ils se trouvent
naufragés depuis maintenant 72h. Manque de chance, la marée n’est pas
favorable, et il faut attendre la fin de journée pour faire une première
tentative.
Une des haussières tendues entre le palangrier (au loin) et le chaland
Photographie de François - Technicien CNES (et momentanément naufragé)
De longues haussières sont tendues entre le palangrier et notre
chaland pendant l’après-midi. Première
tentative à 18h : l’Île de la Réunion fait rugir ses machines tandis que
les dizaines de mètres de cordes se tendent entre le palangrier et le rivage…
mais la série noire se poursuit cependant : après une premier secousse
encourageante, l’haussière casse. Une nouvelle nuit de naufragés s’annonce sur
le chaland, dont la coque grince en souffrant contre les rochers et galets
irréguliers.
Photographie de François - Technicien CNES
(et momentanément naufragé)
Mardi 25 septembre
Peu de gens peuvent se vanter d’être monté en tant que
« touristes » sur un palangrier, et encore moins en se faisant
récupérer sur les îles du Golfe du Morbihan. Aujourd’hui le temps est gris et
la mer triste, mais nos amis coincés sur les îles ont le cœur en joie en voyant
débarquer le zodiac de l’Île de la Réunion venu les récupérer sur Longue et
Mayès. En attendant que la marée ne monte de nouveau, le palangrier fait le
tour des îles puis rejoint PAF pour déposer les insulaires forcés. Puis retour
à la pointe Molloy, ou une nouvelle tentative de déséchouage est entamée. L’oreille
pendue à la radio que porte le gérant postal à la ceinture, nous sommes
quelques uns réunis à Totoche, guettant le moindre échange radio entre Paul et
Brice ou Gwen. Le soleil s’est déjà depuis longtemps couché lorsqu’un cri de
joie retentit à l’unisson à Molloy comme à PAF : le chaland est libre,
enfin !
Après un rapide contrôle de l’ensemble des machines et de la
structure apparente, le chaland fait route vers la base, escorté par le navire
à qui nous devons tant. Perchée près de la chapelle, protégeant tant bien que
mal l’objectif de l’appareil photo de la pluie glacée qui nous inonde depuis
l’après-midi, je ne parviendrai qu’à capter cette image furtive et tremblante
de notre ange gardien, qui abandonnera bien vite les eaux du golfe pour
reprendre sa campagne de pêche là où il l’avait abandonné pour nous porter
secours.
Encore une démonstration de la rudesse d’un travail que peu de gens
connaissent, et qui mérite tout notre respect : ces hommes passent ici des
mois interminables en haute mer, sans jour de repos, à subir des cadences de
travail harassantes, leur calendrier de retour étant systématiquement
tributaire de la vitesse à laquelle ils parviendront à pêcher le quota de
Légine autorisé – celui-ci étant parfois gravement ralenti par les attaques
répétées des orques ou des cachalots.
Lorsque l’on a conscience de cela, on ne peut qu’être
d’autant plus reconnaissant de la promptitude avec laquelle Paul et l’ensemble
de l’équipage du palangrier Île de la Réunion a répondu à notre demande d’aide.
Ce nouvel épisode vécu sur l’archipel des Kerguelen, qui s’est fort
heureusement bien terminé puisque le chaland a obtenu la semaine dernière le
droit de naviguer à nouveau (après contrôle que la structure n’avait pas subi
de dégâts contre-indiquant la poursuite de la mission – ce qui aurait gravement
compromis une grosse partie des programmes scientifiques de la campagne d’été
prochaine), ce nouvel épisode donc nous a permis de constater une fois de plus
combien l’Homme, parfois si décevant par son égoïsme, sa petitesse, son
étroitesse d’esprit, peut aussi, dans les pires situations, se dépasser, passer
outre ses ressentiments ou son petit confort personnel, et se démener coûte que
coûte, pour le bien de tous. Que ça soit en creusant des mètres de boue
derrière un tracteur, en abandonnant sa campagne de pêche pour se dérouter, en
tirant à mains nues des kilos de cordes trempées sous une pluie glaciale, en
portant des pierres des heures durant, en gérant les problèmes logistiques, mais
aussi en entretenant le moral des troupes en gardant, toujours, l’esprit positif
et l’humour à portée de main.
Une belle leçon d’humanité, d'autant plus marquante lorsqu'elle survient dans un
lieu où la nature s’acharne à nous rappeler que nous ne sommes que tolérés.
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