Jeudi 6 décembre 2012 - Départ
Dans six jours, nous aurions fêté les 12 mois depuis notre arrivée sur Kerguelen. 365 jours
d’une enrichissante, merveilleuse et parfois éprouvante expérience. Mais suite à
l’avarie du Marion Dufresne II qui est venue bouleverser les TAAF dans leur
ensemble, l’heure de notre départ a été avancée.
Dernière descente jusqu'à flottille
Et nous voilà tous, anciens de la 62
(sauf 3 VAT qui resteront jusqu’au prochain bateau : Nath PopChat,
Guillaume-Bob Magné-Sismo et Maxime ornitho, en compagnie de Sébastien le chef CNES) debout sur le pont de l’Aventure
II, les yeux fixés sur les mains qui s’agitent depuis le quai pour nous
adresser un dernier au revoir. A peine le temps de serrer dans ses bras chacun
de ceux que nous laissons à terre, à peine le temps d’échanger un long regard
avec ceux qui nous ont fait découvrir une autre vie ici, et déjà le chaland
fait machine arrière, direction l’Osiris. J’ai la gorge encore nouée lorsque je
parviens au sommet de l’échelle de corde qui nous mène sur notre navire de
secours. Nous jetons nos affaires à l’abri et nous précipitons vers le pont
supérieur. Le chaland revient déjà vers nous, tous nos amis et collègues
rassemblés sur la plate-forme avant afin de nous offrir un dernier au revoir.
Un dauphin de commerson fait des cabrioles devant l’étrave du chaland tandis
que des paquets de mer submergent les courageux dont l’enthousiasme ne semble
pas être refroidi par cette douche salée.
Pendant que Brice le bosco fait des ronds dans l’eau pour rester à
portée de voix, le capitaine de l’Osiris débute la manœuvre pour faire route
vers la Passe Royale. Nous nous adressons de grands gestes amicaux tandis que retentit
la corne de brume, à laquelle répond le petit klaxon du chaland qui rejoint PAF
pour de bon. C’est fini…
Quelques dizaines de minutes plus
tard nous franchissons la Passe Royale, escortés par des pétrels géants et à
menton blanc qui valsent dans notre sillage. Même un majestueux albatros à
sourcils noirs nous gratifie une dernière fois du spectacle de son vol paisible
flirtant avec la crête des vagues. Alternant de gauche à droite, j’admire les
deux pointes qui encadrent la sortie du Golfe : Ronarc’h à droite et
Pointe Suzanne à gauche. Jamais je n’avais pu les observer ainsi, et tandis que
je me retourne vers le reste du golfe qui disparaît peu à peu derrière pointe
Suzanne alors que nous virons cap au nord, je réalise que plus jamais nous ne
reverrons cet endroit.
Ronarc'h s'éloigne
Pointe Suzanne
Albatros à sourcils noirs
On le sait bien, partir d’un lieu
qui avec le temps est devenu une seconde maison, et où l’on a vécu tant de
choses, ça n’a jamais été une mince affaire. Mais quitter des gens et un
endroit en sachant pertinemment que c’est probablement pour toujours, c’est un
véritable déchirement, comme si l’on nous ôtait une partie de nous-mêmes. L’une
des meilleures qui soit, car ici il m’a semblé trouver, non pas le bonheur (je me refuse à penser qu’il est
unique), mais l’un des sentiers qui y mènent. Ou bien, comme dirait une de mes amies, j'y ai croisé une goutte de
paradis.
L’Osiris ce n’est pas le Marion
Dufresne, et j’expérimente mon premier mal de mer carabiné depuis hier soir.
Impossible de sortir de la bannette où l’on est bringuebalé de droite gauche par le roulis et le tangage. La nausée
perpétuelle complétée à 5 reprises par un sprint jusqu’à la salle de bain (que
ce couloir est long !) me cloue au lit tout le jour et la nuit.
Grand albatros flirtant avec la houle
Je n’ai jamais été une grande fan
des manèges et parcs à sensation ; mais l’avantage dans ce genre de
« loisirs », c’est que si l’on n’apprécie pas, nul besoin de retourner
dessus à la fin du tour – les jambes flageolantes et le visage pâle on descend
du chariot infernal, on boit un grand coup d’eau et on passe à autre chose. Le
problème c’est que sur un bateau, on n’a pas vraiment le choix. Et c’est
parti ! me voilà avec l’impression d’être enfermée dans une machine à
laver parvenue au programme essorage… Toutes nos affaires dans la cabine
oscillent de bâbord à tribord dans de longues glissades sur le sol, le sac dans
le placard ne cesse de venir taper contre la paroi collée à ma tête que je
tiens des deux mains pour tenter de minimiser le plus possible les nausées.
Lorsque l’Osiris parvient au sommet d’une grosse vague, le temps se suspend
pendant un quart de seconde où l’on n’entend plus un son. Puis, le bateau retombe
bruyamment en avant, son étrave fendant l’océan tout en faisant trembler toute
la structure dans un grondement pas vraiment rassurant.
Et tous les soirs c’est la même
réflexion : « J’espère que ça ira mieux demain ! »
Le lendemain justement la
vitalité et la bonne humeur ne sont pas encore de la partie, mais au moins ce
matin j’ai pu aller grignoter quelque chose au carré repas sans rien rendre –
c’est un bon début. Ne reste plus qu’à parvenir à dormir, et marcher sans
trembler dans les couloirs où l’on oscille d’une paroi à l’autre au fur et à
mesure que l’Osiris roule le long de la célèbre et épuisante houle des 40Eme
rugissants. Petit à petit, on s’amarine, les seaux restent vides, les couleurs
reviennent sur les joues et les sourires s’agrandissent. Pour profiter de ce
moment de répit, je décide d’ouvrir le courrier reçu mercredi soir après avoir
été acheminé depuis Crozet grâce à l’Osiris (navire et son équipage que l’on ne
remerciera jamais assez pour tout ce qu’ils font actuellement pour les trois districts).
C’est toujours avec un mélange de joie et de surprise que je parcours
avidement ces mots venus de si loin. Des lettres qui, je dois l’avouer, me font
comprendre, enfin, combien il doit être agréable de rentrer chez soi. Et
pourquoi il était temps que je le fasse.
Oups, mais dans l’immédiat il
vaut mieux se rallonger – 30 min de lecture et écriture c’est encore beaucoup
trop pour mon estomac… tachons de l’épargner !
Lever de soleil au large d'Amsterdam
Dimanche 9 décembre - 22h30 :
L’Osiris ralentit tandis que nous approchons de l’île St Paul. Malheureusement,
tout ce que nous en verrons est l’absence d’étoiles un peu au-dessus de
l’horizon qui seule trahit sa présence. Autour de l'Osiris, ça n’est que du noir
impénétrable : ciel nocturne exempt de toute lune, se reflétant dans
un océan tout aussi insondable. Mais pour l’heure, c’est un tout autre
spectacle qui attire notre attention à tribord : la première rencontre
depuis notre départ, l’Austral. Seul navire autorisé à pêcher la langouste dans
la ZEE de Saint Paul et Amsterdam (qui en regorge !), l’Austral est une
véritable célébrité dans les TAAF. Les cinq nouveaux VAT d’Amsterdam qui
attendent maintenant depuis 1 mois de pouvoir atteindre leur île sont en pleine
effervescence autour de nous, sur le pont ou dans la passerelle ; demain,
nous serons à Amsterdam !
L'Austral
Lundi 10 décembre :
Existe-t-il plus belle sensation
que le parfum des fleurs qui viennent réveiller notre odorat mis au repos
depuis un an ? Existe-t-il plus beau spectacle que des salades et plants
de tomates poussant dans un coquet petit potager au milieu des glaïeuls, hortensias
et autres merveilles botaniques, à l'ombre de grands arbres ?
Amsterdam est réellement
différente en tout point des autres îles que nous avons laissé plus bas dans le
froid de l’été sub-antarctique. En effet, bienvenue dans le monde
sub-tropical ! Outre son climat clément – tongs, shorts et t-shirts à
longueur d’année – c’est aussi son aspect qui tranche énormément avec Crozet et
Kerguelen. Une île unique, presque circulaire, montant en pente de plus en plus
raide jusqu’à atteindre un sommet volcanique derrière lequel chute brutalement
une gigantesque falaise où viennent nicher les superbes albatros à becs
jaunes : la fameuse Entrecastaux.
Et que c’est petit ! On pourrait
faire le tour de l’île en une journée !
Amsterdam et sa base Martin de Vivès
Notre découverte d’Amsterdam a
débuté au petit jour, à 4h du matin. L’Osiris est si insignifiant au pied de
ces grandes falaises, tandis que tout autour de nous virevoltent albatros à becs
jaunes, albatros fuligineux, pétrels à menton blanc et quelques rares Albatros
d’Amsterdam, une espèce en voie d’extinction dont il ne reste que deux cents
individus ! Dans l’eau une folle effervescence trahit la présence de
gorfous qui marsouinent (= nagent tout en sautant régulièrement au-dessus de la
surface comme le font les dauphins) pour s’éloigner de notre sillage. Les
nouveaux VAT d’Amsterdam sont intenables, et je retrouve en eux l’excitation et
l’impatience qui étaient les miennes il y a un an, en découvrant pour la
première fois le golfe du Morbihan et, tout au fond, Port-Aux-Français.
Albatros à bec jaune
Après avoir effectué les
manœuvres de chargement et déchargement de matériel entrant ou sortant
d’Amsterdam, nous sommes autorisés à descendre à terre pour quelques heures. En
quittant le zodiac, nous sommes aussitôt accueillis à la cale par une forte
odeur de musc, émanant des dizaines d’otaries qui peuplent le quai ainsi que
les rochers alentours.
Manoeuvres sur l'Osiris
Otaries d'Amsterdam
Nous retrouvons avec plaisir Joëlle, la BibAms, ainsi
que tous les VAT que nous avions quitté l’année dernière, et découvrons avec étonnement
leur base. Après une année à PAF, Martin de Vivès s’apparenterait presque à un
village vacances avec ses bâtiments aux couleurs variées, ses allées fleuries,
ses arbres, ses potagers… Tout en tentant de maîtriser les gestes maladroits
découlant du mal de terre, nous ne cessons d’aller de surprise en émerveillement. Au
point d’en rester sans voix en visitant un petit jardin aux aromates, où persil
et ciboulette me donnent envie de m’y allonger tout en surveillant du coin de
l’œil la paisible pousse des salades et pieds de tomates - ça fait quelques mois que nous n'avons pas vue la couleur de ces mets ensoleillés !
L'hôpital d'Amsterdam et ses alentours boisés
Mais nous ne pouvons nous attarder,
il est déjà temps de repartir. Nous abandonnons à la cale Joëlle (qui reste
plus longtemps que prévu n’ayant pour le moment pas de remplaçant), les
nouveaux VAT et le reste de la mission 64 d’Amsterdam, et embarquons à nouveau
sur l’Osiris.
Les otaries viennent même squatter la photo de groupe !
Derniers adieux des "Amster-damiens",
entre partants sur l'Osiris et restants sous le mât des couleurs
Prochaine étape : l’île de
la Réunion.
Voyage Amstedam-Réunion
La chaleur grimpe de plus en
plus, l’air est étouffant dans les ponts inférieurs, seule la climatisation
nous offre un abri salvateur dans les cabines où l’on s'attarde la moitié du temps,
faute d’activité. Les journées passent lentement et chacun tente de s’occuper
comme il peut : lecture, films, jeux de carte, aller-retour entre les
cabines et la passerelle où l’équipage nous accueille toujours avec sourires et
bonne humeur.
Mais avec la houle qui nous bringuebale de bâbord à tribord en
permanence, difficile de rester concentré bien longtemps. Et je ne vous parle
même pas des talents d’acrobates que requière le simple fait de prendre une
douche…
Vie à bord
Tandis que l’on
remonte vers le sud, abandonnant le quarantième puis le trentième parallèle,
l’année qui vient de s’écouler semble s’éloigner de nous à mesure que l’on
retire les couches de vêtements. Tout excitée à l’idée de rentrer en Bretagne, de
retrouver famille et amis, je sens malgré tout un vide m’envahir tandis que je
regarde les photos des mois qui viennent de s’écouler. J'ai du mal à croire qu'une année est passée, tant le temps a filé à toute allure ; on croirait presque que tout cela n'a pas existé. Comment cela a-t-il pu passer si vite ? Et après une année sur base, j'en arrive même à ressentir un vide
identitaire. A Kerguelen, on se définit par sa fonction ; à Port-Aux-Français,
j’étais la BiBette, le petit docteur. Qui suis-je maintenant ? Il semblerait bien qu’il faille réapprendre à être soi-même, tout simplement…
Quand on y pense, il y a tellement de choses avec lesquelles il va falloir reprendre contact… En effet, lorsque l’on passe autant de temps coupé – au sens propre comme au
figuré – du reste du monde, on se retrouve enfermé dans une bulle protectrice
qui nous isole totalement, nous déconnectant de la réalité, de tout ce qu’elle
a de bien comme de mal. Pire, on ne veut même plus en entendre parler, on ne
lit plus les actualités, ne cherche plus à savoir ce qu’il se passe dans le
« vaste monde », trop heureux de baigner dans un espace fictif de
douceur, libéré de tous les tracas qui définissent la vie quotidienne
« d’avant ». Seulement, je réalise maintenant que ça n’est que se
bercer d’illusions, comme si l’on s’enfermait soi-même derrière une cage aux
barreaux dorés… et tôt ou tard il faut partir, et réapprendre que la vraie vie
ne se résume pas à ces longues journées vibrant indéfiniment d’une routine
paisible. On ne peut vivre déconnecté du reste de la planète. Et c’est sans doute
pour cela que l’on craint tant le départ après une année dans les TAAF. Plus la
coupure aura été paisible, plus le retour doit sembler douloureux…
Il arrive que le retour après un long voyage prenne quelques heures de voiture, parfois une journée d'avion, ou encore quelques semaines de bateau. Mais dans les faits seulement... car en combien de temps parvient-on à revenir réellement, dans sa tête ? A quel moment peut-on dire que l'on est prêt à tourner la page, à passer à autre chose ?
Me voilà de retour en métropole depuis quelques heures, mais cela fait déjà des jours et des jours
que je passe et repasse sur ces lignes, incapable de me décider sur la façon
dont je dois conclure cette partie de l'aventure. Déjà 99 messages postés, après les avoir écrit presque d’une
traite, en suivant le fil de la pensée, et voilà que le 100ème et dernier
message m’échappe, comme si je ne parvenais à me convaincre qu'il est temps de mettre un point
final à ce petit marathon épistolaire. Ces pages m’ont accompagnée tout au long de
l’année, et à travers elles c’est vous tous, amis, famille ou anonymes, que je
sentais près de moi pendant cette mission, dans les bons comme les (rares)
mauvais moments. Comment se résigner à prononcer encore un « adieu », un de plus?
Mais avant de se dire au revoir,
il faut savoir dire merci. Et il y en a beaucoup à distribuer après tant de partage, après tout ce que j'ai eu la chance de recevoir.
Merci à la fin de la mission 61, à toute la mission
62 et au début de la mission 63, pour m’avoir fait vivre une année incroyable, marquante et inoubliable.
Merci à l’équipe médicale des TAAF, à commencer par le Dr Claude BACHELARD qui,
après avoir été harcelé pendant près de quatre ans, m’a offert sa confiance et la
possibilité de satisfaire un rêve un peu fou, merci à Laëtitia qui
m’a accompagnée tout au long de l’année dans notre petit SAMUKER, à Philippe,
Martin et Joëlle qui chacun dans leur coin des TAAF (Crozet, le Marion Dufresne
et Amsterdam) m’ont fait vivre leur propre aventure et supporter parfois la mienne
grâce à la magie du téléphone, et enfin merci et bon courage à Pierre-Emmanuel et Béatrice, nos
remplaçants, à qui je souhaite de vivre une mission aussi belle que la notre. Merci
à ma famille, mes amis, qui ont compris, soutenu et accompagné ce projet,
depuis ses balbutiements jusqu’à son achèvement. Enfin, merci à vous tous qui,
par connaissance ou par le hasard d’une flânerie virtuelle, avez enduré mes
épanchements épistolaires parfois maladroits, souvent interminables, et peut
être, à certaines occasions, un peu trop lyriques. Sachez que, grâce à vous, je n’ai jamais eu la sensation d’être seule
dans la nuit sub-antarctique.
Et nous y voilà… j’ai foulé les
Kerguelen. J’en ai savouré chaque caillou, chaque exaspérante touffe d’acaena,
chaque coussin d’azorelle, chaque épuisante souille, chaque merveilleux sommet,
chaque tempête de neige, chaque averse de pluie, chaque magique lever de lune, chaque fascinante créature à poil ou à plume, chaque
mémorable coucher de soleil, chaque aurore australe s’offrant à nous comme un
présent de l’univers qui nous dépasse, chaque rencontre, chaque moment,
difficile comme merveilleux. C’est pour venir aux Kerguelen que je me suis
accrochée à la médecine, pour que la seconde me mène au premier. Et pourtant,
c’est finalement les Kerguelen qui m’ont faite comprendre mon métier. Durant
toute cette année, je n’ai pas fait qu’en apprendre plus sur les terres sub-antarctiques
et leur incroyable faune, flore ou géologie, j’en ai plus appris sur moi-même,
sur mes capacités comme mes limites, mais aussi
sur mes ambitions, mes espérances pour le reste d’une vie qui n’en est qu’à son
commencement.
Comme on ferait un brouillon avant de se lancer pour de bon.