Nuit blanche à Kerguelen





  Mercredi 05 décembre – 18h30

Assise sur une chaise haute devant la fenêtre de la Cantina (la salle commune de la résidence CNES-Météo), mon regard se porte au loin vers la passe royale. En cet avant-dernier jour de mon aventure à Kerguelen, nous ne sommes plus qu’à quelques heures de l’arrivée de l’Osiris dans nos eaux – mais depuis l’après-midi déjà je contemple plus que de raison l’horizon, guettant nerveusement la portion d’océan qui se détache entre Pointe Suzanne et Ronarc’h. Pas que je sois impatiente de partir, juste hâte d’en finir avec cette période difficile. Sébastien tend soudain le doigt vers la fenêtre : une masse noire est apparue dans la passe royale, l’Osiris pénètre dans le golfe du Morbihan. Quelques minutes après nous voilà tous réunis à TiKer pour mon dernier dîner à Kerguelen. A peine le temps d’avaler quelques bouchées de purée et nous nous éparpillons tous : l’Osiris n’est plus qu’à quelques minutes de son point de mouillage, il est temps de se préparer. Se préparer à charger une première partie du matériel à bord (à commencer par la dépêche postale partante), et surtout se préparer à accueillir nos nouveaux arrivants. 


 
Tandis que le chaland quitte la flottille avec les sacs contenant la dépêche postale pour se diriger vers la coupée de l’Osiris, Laëtitia et moi descendons lentement jusqu’au port. Un à un, tous les habitants de Port-Aux-Français se retrouvent le long du quai. Hivernants de la 62 et 63 ont tous le regard figé sur un seul point : la silhouette élancée de l’Osiris. Lentement, le ciel au-dessus de lui s’enflamme peu à peu, passant de gris pâle au rose saumon puis au rouge incandescent. Le vent est totalement retombé et le golfe n’est qu’un immense miroir que viennent briser les têtes curieuses de bonbons profitant d’une ultime baignade avant la nuit. Aurait-on pu rêver plus beau spectacle pour son arrivée à Kerguelen ?



Mercredi 06 décembre – 01h00

Mon regard tente de sonder l’obscurité d’encre qui occupe le court trajet menant de TiKer à SAMUKER. J’ai fait tellement de fois ce parcours de jour comme de nuit que même sans la moindre lumière je sais précisément où se trouve chaque rocher à éviter, les zones de gros cailloux traîtres pour les chevilles et la grande mare perpétuelle qui envahit une bonne partie de l’espace devant les marches du perron. Pourtant, je pose sur les choses qui m’entourent un regard étonné. Tout me semble différent, changé. Que s’est-il passé depuis que l’Osiris est arrivé, depuis qu’une partie des nouveaux arrivants ont débarqué ? Une nouvelle atmosphère se serait-elle échappée des soutes du navire pour venir modifier l’apparence de ce qui m’entoure ?
Non, rien n’a changé – c’est donc que ça doit être moi qui ai changé. Et en effet, voilà quatre heures maintenant que nous avons accueilli Pierre-Emmanuel et Béatrice, nos remplaçants. Aussitôt le marathon d’une passation de trois semaines résumées en quelques heures à commencer : visite de SAMUKER, présentation des dossiers médicaux, démonstration des premiers appareils, explication sur le contexte particulier de la vie et de l’exercice en milieu isolé, etc… 

 La nouvelle équipe SAMUKER - Pierre-Emmanuel et Béatrice

Et au fur et à mesure que je dévoile à Béatrice les pièces et décors qui ont constitué mon quotidien depuis douze mois, je sens quelque chose bouger en moi. Petit à petit, la charge qui était la mienne ici, mon lien avec SAMUKER, se distend, s’effiloche pour finalement, alors que je remets à la nouvelle Bibette son bip qui a continuellement déformé la poche de mon pantalon, ces liens ancrés en moi depuis tant de temps qu'ils avaient fini par me convaincre de faire partie de moi, ces liens se rompent définitivement. Ça y est, je ne suis plus la Bibette. Je ne suis plus "que" Véronique, bientôt en transit vers la Réunion, puis vers la maison. Retour au bercail – il est temps de reprendre son identité, abandonner celle d’empreint que l’on adopte en arrivant comme on enfile un bleu de travail le matin et que l’on raccroche le soir près de l’établi – sauf qu’ici la journée de travail aura duré une année.
Prenant peu à peu pleinement conscience de tout ce qui se trame autour de nous, de tout ce que signifie cette effervescence, nostalgie et émotion me saisissent à chaque regard posé sur un lieu, un ami ou une merveille de la nature : est-ce la dernière fois ? Quand reverrais-je un bonbon venu creuser son lit dans l’herbe rase devant SAMUKER ? Quand pourrais-je de nouveau admirer un coucher de soleil plongeant derrière le mont Ross ? Quand entendrais-je une fois de plus le chant strident de l’albatros fuligineux ? Pourrais-je un jour partager de nouveau l’excitation du travail sur les merveilles sauvages qui peuplent ce territoire ?  Quand m’amuserais-je de nouveau en observant les maladroits et mécontents gorfous sauteurs ? Quand m’étendrais-je à nouveau dans la plaine verte de l’île Longue en observant la course effrénée des moutons de nuages sur un ciel bleu profond ? Quand revivrais-je le bonheur intense d’être ici, tout simplement ?


 J’ai changé petit à petit durant toute cette année, en bien comme en mal, m'enrichissant au contact des autres, me renforçant face aux duretés de ce territoire et de ces conditions de vie, en apprenant plus sur moi-même que toute une vie, mais aussi me fatigant peu à peu de cette longue année de "garde" où la promiscuité et la routine ont aiguisé une susceptibilité encore insoupçonnée. Accueillir aujourd’hui nos remplaçants m’a projetée une année en arrière, m’a fait revivre notre propre arrivée, ma perception des choses à l’époque. Les lieux n’ont pas changé, ni le décor. Ça n’est que mon regard, la projection de mon vécu, de mon caractère, qui se sont métamorphosés. Et tandis que mon attachement, les liens de responsabilité et de contraintes que j’avais tissé, à SAMUKER, se brisent un à un, je prends enfin conscience d’une chose : c’est à mon tour, aujourd'hui, non pas de partir, mais de rentrer.

Jeudi 6 décembre – 05h00

La lumière de la boulangerie,  visible depuis le bureau, déchire le voile de brouillard qui s’est installé sur la base. Les premiers levés sont déjà au petit-déjeuner ou bien s’activent sur le quai pour préparer les opérations de chargement et déchargement depuis l’Osiris. Pourtant tout est calme sur la base qui semble peiner à sortir de la torpeur de cette nuit blanche que je viens de partager avec Béatrice à échanger sur les prochains mois qui s’annoncent devant elle, notre interminable conversation oscillant entre ses craintes ou convictions et mes conseils au regard de l’année passée ici. Dans quelques heures je prendrai sa place sur l’Osiris, comme elle-même a pris ma place ici – drôle et à la fois douloureuse sensation de se sentir totalement interchangeable, comme si d’un seul coup une année passée à se donner à la base et à la mission était balayée, car la 62 désormais n’est plus. Ainsi va la vie dans les TAAF, la roue tourne, les missions se succèdent et seul la nature sauvage reste, résiste. 

Dernier lever de soleil, dernier petit-déjeuner, derniers pas dans SAMUKER. Et puisque l’on est dans la série, dernier message depuis Kerguelen. Au-delà, l’océan, les cinquantièmes hurlants puis les quarantièmes rugissants, Amsterdam, le retour progressif de la chaleur et, enfin le retour. Toute une autre histoire, à partager, dès que possible, avec vous, une dernière fois…

 Coucher de soleil sur l'Osiris

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