On a marché sur Château













Depuis la fin de la MidWinter, nous avons connu sur Kerguelen une conséquente période de refroidissement. La base, pendant plusieurs jours, a été recouverte sous un beau manteau blanc dans lequel nos empreintes de pas se mêlent aux traces des lapins, chats et goélands que l’on découvre très nombreuses au petit matin. Comme si l’hiver avait attendu que l’on fête son arrivée en grande pompe avant de s’installer enfin au-dessus de notre petite communauté.

En ce samedi 7 juillet, profitant du soleil et de l’absence de vent annoncés par nos amis de Météo France, nous sommes un petit groupe à partir au lever du soleil pour une partie de pêche dans la rivière Château, qui coule à l’est de Port Aux Français sur la Péninsule Courbet. Après avoir pris sa source à l’ouest au niveau des créneaux du Château dont elle tire son nom, et d’où elle s’échappe en une Grande Cascade qui paraît-il vaut le détour, la rivière longe PAF par le nord avant d’obliquer au sud pour se jeter dans la baie Norvégienne. Elle constitue l’un des obstacles aquatiques inévitables sur la route pour le tour Courbet, que l’on souhaite aller à Morne à l’extrême est, à Ratmanoff au nord-est ou à Cotter au nord. 

Je commence à connaître par cœur le chemin qui mène de Fusov (l’ancien hangar où nous garons la voiture) à Château, entre les différents transits et les quelques parties de pêche partagées avec Patrick le DisKer ; mais c’est la première fois que je découvre le paysage aussi changé. Il a fait -2°C durant la nuit, quelques degrés plus chaud que les nuits précédentes, signe de redoux annoncé, malheureusement (je n’ai pas encore eu l’occasion de faire un bonhomme de neige, et toute la neige s’en va !), mais tout de même assez froid pour nous offrir un paysage gelé sur la route. L’acaena grillée par l’hiver est marron et à son niveau le plus bas, mais ce matin recouvert d’une parure de diamants éphémères qui envoient au soleil de jolis éclats multicolores. 



La piste du tracteur, large sillon creusé dans la terre noire de la Péninsule Courbet, est métamorphosée en piste de Bobsleig qui titille mes envies de patinage artistique. Partout, mares, souilles et lacs se sont changés en patinoires miniatures sous lesquelles on observe une nature figée dans une eau soudain immobile. Des craquements sonores retentissent lorsque l’on s’aventure dessus, de longues fissures blanches apparaissant sous nos pas et se prolongeant sur toute la longueur de la plaque, faisant parfois frémir les feuilles prisonnières dans l’eau en dessous. Dans un craquement de verre, la glace la plus fine se brise en mille morceaux d’une transparence cristalline. Marcher dans de telles conditions, avec un soleil levant rayonnant, est un vrai plaisir. 



Mais rien de tout cela ne nous avait préparé à ce que nous découvrons en dépassant la dernière colline surplombant la rivière Château. Nous la rejoignons peu avant son embouchure, et découvrons avec stupéfaction, en lieu et place d’un cours d’eau violent, gonflé par la fonte des neiges de montagne, un large et silencieux chaos de blocs de glace d’une épaisseur impressionnante. Pas un bruit, pas un frémissement, pas un seul craquement. 





Château, barrière liquide habituellement difficilement franchissable sans mouiller les bottes, s’est changée en un énorme serpent des glaces, immobilisé en rendu muet par le gel. 
 

Seul témoin d’une vie sous-jacente, résultat des montées et descentes du niveau liées à la marrée, les plaques de glace se chevauchent et créent un labyrinthe immaculé dont la périphérie a entaillé les rives de terre comme si un géant s’y était fait les griffes.



Tandis que nos compagnons de pêche décident de tenter leur chance à l’embouchure et descendent le cours de la rivière, Patrick, Eric et moi décidons de la remonter. Il s’avère que la glace était la plus épaisse à l’endroit où nous avons rejoint Château. En effet, quelques centaines de mètres plus haut, le centre du cours d’eau se retrouve vierge de toute carapace gelée et nous pouvons enfin lancer quelques cuillères. Espoir vain, avec le bruit d’enfer que nous faisons en marchant sur les plaques de glace qui cèdent parfois brutalement sous notre poids, il y a peu de chance que la moindre truite ne se risque à répondre à nos sollicitations. Il n’empêche, rien n’enlève à ce moment magique sa beauté et son exception. Ni son humour…



 En effet, nos vaines tentatives se font sous l’œil impassible de trois cracous, dont le plus proche nous offre un spectacle hilarant en tentant de se sauver en courant sur la glace. Ses pattes maladroites glissent sur la surface gelée tandis qu’il étend ses ailes dans une attitude gauche jusqu’à rejoindre enfin l’eau libre et finir sa fuite en flottant paisiblement dans le courant étonnamment calme. 





Tandis que nous remontons lentement le cours d’eau qui oblique bientôt vers l’ouest, on peut observer la glace sous ses multiples facettes. C’est une vraie démonstration de toutes les formes que peut prendre l’eau en se changeant en solide, petits cristaux millimétriques fondant déjà sous ce froid soleil d’hiver, surplombant la végétation ou créant une carapace d’hérisson aux galets de la rivière, fins et longs cristaux de plusieurs dizaines de centimètres s’entrecroisant à la surface d’une flaque gelée, épine de cristal encadrant des galets, contorsions blanches dessinant sur la glace plus transparente un véritable tableau d’art abstrait, épaisses couches de neige et glace compactée, fine glace transparente comme du verre. C’est un réel festival pour les yeux.

 
 
 

  
 Tandis qu’Eric et moi avons renoncé à tenter la moindre pêche (et surtout ayant trop peur de coincer notre cuillère sous une plaque de gel qui recouvre la bordure de la rivière), Patrick continue ses lancers, jouant le brise-glace pour se déplacer le long du rivage. Des craquements impressionnants retentissent lorsque la glace cède sous son poids, comme un tremblement de terre ou un tonnerre lointain. Derrière lui, les plaques semblables à du verre se chevauchent avant de fusionner à nouveau, et ne restera bientôt que l’empreinte chaotique de son passage au milieu d’une paroi transparente aussi plane qu’un miroir de télescope.

  


Après avoir dépassé la cabane du pêcheur, le mont Ross et devant lui la base CNES réapparaissent sous un magnifique ciel bleu. 



Il est temps de rentrer, nous abandonnons Château et sa carapace en pleine débâcle : les températures repassent en positive, en bientôt il ne restera aucun souvenir de cette exceptionnelle puissance de l’hiver, capable de figer sur place un géant que je croyais invincible.


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