Nos voisins les manchots - Troisième partie



Vendredi 20 juillet

Désormais le soleil a entamé sa lente transversale dans le ciel – nous sommes en plein cœur de l’hiver, et il règne sous cette latitude une constante atmosphère de fin de journée tant le soleil reste bas, ne faisant que survoler l’horizon avant de redescendre s’y baigner vers 17h. 
 
L'arrivée des adultes rentrant du grand large - le ventre plein

Dans la colonie de manchots royaux, c’est une véritable cacophonie qui se joue sans interruption, les adultes tout nouvellement rentrés de leur long périple en mer appelant leur petit afin de le nourrir, rompant ainsi leurs trois semaines de jeûne. Les poussins à l’épais duvet marron sont rassemblés en différentes crèches individualisées tout le long de la plage de Ratmanoff. 
 

Crèche

L’adulte n’a qu’à venir se placer en périphérie de celle où se trouve habituellement son poussin, puis il lance son chant caractéristique auquel le petit répondra par un pépiement tout aussi reconnaissable. Du moins pour les oreilles de manchots : il est bien difficile pour nous humains de distinguer les nuances dans le chant de milliers de manchots appelant en même temps leur poussin, auxquels répondent deux fois plus de petits – certains tentant de piquer dans l’assiette du voisin. 



 Pourtant, la signature musicale de chaque manchot est unique et parfaitement reconnaissable entre les parents et sa progéniture. Mais la crèche est grande, mouvante, et le vent qui souffle en rafale couvre le son du chant tout en l’emportant au loin. Au bout de quelques tentatives, l’adulte se déplace, rentre dans la crèche, bouscule quelques jeunes insolents puis écarte lentement ses ailerons, lève progressivement la tête vers le zénith, étire son cou au maximum puis son bec s’entrouvre et une longue litanie s’échappe de sa gorge. 


 Ça y est, son petit l’a enfin entendu : il accoure en bousculant ses camarades, donnant et recevant de violents coups d’ailerons tout en se frayant un passage au milieu de toute cette foule. Enfin, il rejoint l’adulte et lui lance de longs sifflement aigus tout en caressant le bout de son bec. L’adulte pousse un nouvel fois son chant, auquel le poussin répond avec empressement. 

 
Puis, son père ou sa mère va alors effectuer de violents mouvement de tête vers le bas afin de faire remonter la nourriture accumulée durant son voyage et conservée à l’abri pour son petit. Après de nombreux efforts, il finit par se pencher en avant, son petit ouvre alors grand son bec qu’il vient glisser dans la fente de l’adulte. La régurgitation ne dure que quelques secondes. Sitôt avalé, le poussin se remet à siffler, demandant la suite du menu. 


 Ce rituel va durer ainsi pendant de longues minutes. Quelques poussins ont la chance d’avoir ses deux parents revenus en même temps du large. 

  Papa et Maman autour du petit

Si bien qu’à la fin du nourrissage, il a doublé de volume, et c’est à peine s’il peut se déplacer sur ses petites pates noires pour se glisser au cœur de la crèche et piquer une petite sieste de digestion. Lorsque les deux parents sont là, on peut observer les quelques distinctions entre mâles et femelles. Outre l’épaisseur de la tâche orange qu’ils portent à l’arrière du crâne et qui est séparée par une bande noire plus ou moins épaisse sur la nuque, c’est principalement par le chant qu’on pourra les différencier, celui du mâle étant plus grave et plus lent tandis que celui de la femelle est aigu et plus saccadé. 


 Malheureusement, quelques adultes au retour auront beau chanter pendant des heures autour et dans la crèche, il arrive qu’aucun pépiement ne leur réponde. Aucun bec ne viendra frotter et claquer sur le leur pour réclamer de la nourriture. Le froid, une trop faible constitution, un trop long jeûne, ont parfois raison de jeunes manchots dont on trouve les corps sans vie sur les limites de la colonie. 


Mais parfois, ce sont aussi le fruit de prédateurs bien plus dangereux que le climat : les cracous.
Le pétrel géant, que l’on surnomme ici cracou, vit sur la bordure de la colonie. C'est un immense oiseau à l’allure pataude sur terre, assez inesthétique avec son bec hypertrophié à la pointe acérée, au pelage disgracieux et surtout au cri évocateur d’une créature préhistorique sortie tout droit d’un continent épargné par des millénaires d’évolution. 

 
Pataud et maladroit sur terre, mais l’un des maîtres incontestés des airs, concurrençant l’albatros dans l’art de planer avec ses deux mètres d’envergure. 



 Petite démonstration d'intimidation de goélands par le pétrel géant

 Maladroit sur terre ? A mieux observer son comportement sur la colonie de Ratmanoff, je réalise que pas tant que ça finalement : au petit matin, quand les adultes sortent de l’eau et que les poussins cherchent leur pitance, le cracou aussi se met en quête d’un casse-croûte matinal. Rien de plus compliqué pour lui : il possède un garde-manger mouvant de dizaines de milliers d’encas qui défilent devant lui à longueur de journée. Il suffit à ce grand oiseau de  rentrer en sautillant dans une crèche, de choisir sa victime, de l’attraper par le cou puis d’entamer son petit-déjeuner. 
  
 La mort rôde...

Impressionnants, les mouvements de panique que provoque atterrissage d’un pétrel au milieu d’une crèche, ce qui fait aussi réaliser l’ampleur des dégâts que pourrait provoquer une centaine d’oiseaux comme celui-ci. Seulement, la nature est bien faite et tend toujours vers l’équilibre : les cracous ne mangent que ce dont ils ont besoin. 

 
 Une fois le poussin de manchot dépecé par cinq ou six pétrels, auxquels s’associent trois ou quatre goélands en quête de nourriture facile, le pétrel géant sautille jusqu’à un coin tranquille de la plage, à fleur d’eau, et s’offre un repos bien mérité. Bien qu’impressionnant et ne se connaissant pas de prédateurs, le pétrel géant est une créature extrêmement peureuse – il suffit de faire mine de s’approcher de lui pour qu’il déploie ses grandes ailes, se mette à courir fasse au vent et en quelques enjambées il prend son envol. Ensuite, pour l’ornithologue en herbe émerveillé que je suis, il n’y a plus qu’à admirer son œuvre de voltigeur au-dessus de la crête des vagues.



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