Nos voisins les manchots - quatrième partie


 
Vendredi 20 juillet

Maxime fait une sieste dans le module chambre tandis que Thibaut bouquine tout en admirant la colonie par la fenêtre du guetteur. La journée est magnifique, le soleil généreux, alors j’en profite pour m’éclipser. Armée de mon appareil photo, je longe la colonie à la périphérie de laquelle un groupe d’adultes s’est rassemblé. Une fois le nourrissage des poussins terminé, mâles et femelles se rassemblent à distance de la crèche pour se reposer quelques jours avant de repartir en mer. Vu le brouhaha et l’agitation qui règnent au sein de chaque crèche, on les comprend sans mal de vouloir s’isoler ainsi. Ce groupe là m’amuse par la configuration qu’ils ont naturellement adoptée. On croirait observer une légion romaine dans la formation du rectangle, parfaitement alignée face au vent. 


 Après avoir admiré les royaux et leurs colocataires goélands et cracous, je remonte sur le plateau végétal de la péninsule Courbet pour passer derrière la cabane. A quelques pas dans son dos se trouve ce fameux hélicoptère russe abandonné là après l’avoir brûlé – mieux valait le détruire plutôt que de le laisser aux mains d’éventuels gens de passage plus habiles qu’eux à le réparer… je cherche encore où se cache la logique dans cette attitude. 



Quelques petits groupes de manchots passent autour de la cabane, à la file indienne, tel un célèbre groupe de rock anglais traversant la route verte de Ratmanoff. 


 We all live in a yellow submarine

 Mue par je ne sais quel instinct, je tourne mon regard vers le sud où je vois apparaître une silhouette noire au sommet d’une colline. Peu de temps après, deux marcheurs en veste verte le rejoignent : voilà les ResNat qui arrivent à Ratmanoff !


 Thibault, Alexis et Thomas sont les trois VAT employés par la Réserve Naturelle des Terres Australes Françaises. Actuellement ils sont occupés par une grande cession de comptage de canards d’Eaton, effectuant des transects le long de la côte puis à l’intérieur des terres entre les différentes cabanes de Courbet et d’autres sites, afin d’inventorier la population de Kerguelen. Les trois garçons arrivent à la cabane au triple galop, exténués par les allers-retours quotidiens, usant pour le moral, quand ça n’est pas le vent et la neige qui y rajoutent leur grain de sable. Leurs exclamations et éclats de rire mettent tout de suite de l’ambiance à Guetteur, tirant Thibaut de son livre et Maxime de son duvet. Nous éclatons tous de rire en voyant la tenue de Thibault, couvert de boue des pieds au cou après deux chutes dans deux souilles à dix minutes d’intervalle (et oui, il y a pire que moi – il faut dire que marcher le nez en l’air pour compter les canards ça n’aide pas à éviter les souilles). A peine le temps d’avaler un déjeuner qu’ils nous quittent déjà, filant de leurs grandes enjambées que je serais bien en peine de suivre en direction de Manchot, la cabane TAAF située à quarante-cinq minutes de Guetteur. Le calme retombe sur la manchotière, et les garçons et moi nous armons de notre matériel de travail pour la troisième fois. 



Car la raison qui nous a amené à Ratmanoff n’est pas, contrairement à ce qu’auraient pu laisser penser mes précédents messages, de faire de la photographie et des reportages animaliers, mais bien d’effectuer une manip’ ornitho sur les poussins de royaux. 


 42 individus sont suivis par Maxime et Thibaut depuis leur naissance, et nous devons effectuer la pesée de chacun d’entre eux. Hier, sitôt arrivés, nous sommes directement allés dans la colonie pour débuter les recherches. 25 ont été trouvés dans l’après-midi, pesés puis relâchés. Ce matin nous en avons eu 13, ne manquent plus que 4. Autant vous dire que trouver un manchot marron au milieu de milliers d’autres manchots marrons n’est pas une mince affaire. Heureusement, les poussins s’organisent en crèches à laquelle ils restent fidèles tout au long de leur croissance. Ne reste plus qu’à repérer la darvik jaune ou blanche qui nous intéresse, positionnée à la naissance de chaque aileron, au milieu d’une masse compacte de petites boules de duvet sombre.

  Au milieu de toute cette foule, il faut repérer la petite darvik blanche en bas à gauche de la photo

Nous nous sommes organisés en trois parties : Maxime, équipé d’une grande perche recourbée à son extrémité, se déplace lentement au milieu de la crèche pour repérer le poussin. 

 
Il doit pour cela avancer le plus délicatement possible afin de ne pas trop perturber les oiseaux, et ne pas éparpiller la colonie. Une fois l’animal repéré, il approche prudemment la perche et passe l’anse autour de son torse afin de le tirer vers lui. Il saisit ensuite du poussin qu’il éloigne de la crèche. A ce moment-là, je viens chercher le « ballon de rugby » (car je le transporte de la même manière que l’un de mes jouets préférés) que j’amène à Thibaut qui, un peu à l’écart, possède le matériel de pesée. 

 Transport de poussin selon la technique du ballon de ruby

Nous glissons l’oiseau à l’intérieur d’un grand sac postal que nous suspendons au peson. Thibaut soulève le sac à bout de bras, et l’on attend que le poussin s’apaise et que le vent cesse de le faire osciller de droite à gauche pour parvenir à lire le poids sur l’échelle. Une fois la pesée effectuée, j’extirpe le poussin du sac, nous vérifions que les darviks tiennent toujours correctement puis je transporte le poussin jusqu’à proximité de la crèche où je le relâche.



 Ornithos en quête de poussins bagués


C’est amusant comme en quelques minutes l’on se rend compte des différences de caractère que peuvent présenter ces incroyables oiseaux. Certains poussins sont extrêmement dociles et se laissent manipuler en douceur, protestant à peine lorsqu’on les porte. Quel bonheur de plonger son visage dans son duvet tiède !



D’autres au contraire sont de vrais teignes, envoyant des coups de bec rapides comme l’éclair qui manqueraient de vous crever un œil si vous ne prenez pas soin de tenir votre visage à bonne distance de sa pointe acérée. La meilleure solution est encore de porter un masque de ski, et de faire quelques écarts rapides lorsque son cou extensible s’étire vers vous. Les manchots royaux ont des pectoraux qui font quasiment toute la taille de leur tronc, muscle d’une puissance extraordinaire leur permettant de nager à des vitesses impressionnantes. Ce qui explique en partie pourquoi je dois parfois lutter pour maintenir le manchot en place. Et encore, ça n’est qu’un poussin ! Imaginez avec un adulte, tenir ses ailerons plaqués contre lui relève du tour de force, et si par mégarde l’on venait à laisser échapper un aileron, l’adulte vous corrige immédiatement avec une pluie de gifles capables de vous casser un os. On observe d’ailleurs dans la colonie quelques manchots en piteux état, parfois couvert de tâches de sang. Il faut dire que le royal peut avoir certains jours un sacré mauvais caractère, et la traversée de la colonie relève alors du pugilat pour le malheureux visiteur qui en sort le pelage blanc du poitrail tâché de rouge. J’ai même observé un manchot dont l’œil gauche était crevé, sa tête et son torse couvert de sang. L’œuvre d’un colocataire mécontent, ou d’un cracou trop gourmand ?
 











Tandis que Maxime pêche les poussins, j’ai tout le loisir d’observer ainsi le comportement des manchots qui stationnent près de nous, à peine indifférent à notre présence tant que nous conservons une distance de sécurité de quelques mètres. Les poussins sont attendrissants, les adultes majestueux dans leurs costumes impeccables. J’aimerai passer des journées entières ici à les observer. Sur le sol, le sable poussé par le vent dessine des rideaux ondoyants jusqu’à la mer où les vagues continuent de déferler. De temps en temps, une petite rafale de neige vient se mêler au sable noir. 

 Crâne de globicéphale et averse de neige

Tout est bien...



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