Chasse, pêche nature et tradition - 2ième partie




Juin 2012 – Adieu radiophonique du Mouflon de Haute
« Là, là, monte à gauche »
« Attends, arrête, ils arrivent sur toi »
« Ils sont sur la crête, redescend dans le vallon et reste derrière eux, face au vent »
Assise à coté de la radio, j’assiste en direct à la dernière campagne de chasse aux mouflons sur l’île Haute. Branchés sur le 26, Thomas, Thibaut et Alexis le chasseur, VAT pour la réserve naturelle, communiquent par zézette à quelques mètres les uns des autres. Cela fait des semaines qu’ils parcourent cette île rocailleuse en long en large et en travers à la recherche des derniers mouflons de Kerguelen. La Réserve Naturelle des Terres Australes Françaises a été créée en 2006, et depuis un arrêté de 2008, l’une des principales tâches du chasseur de chaque mission, de la 58ème à la notre, la 62ème, a été de réduire la population de mouflons. Ainsi, elle est passée de près de 450 individus à seulement cinq restant sur cette petite île de 6,5 kilomètres carrés. Et en ce début de mois de juin, les échos que renvoie la radio nous laissent deviner qu’ils sont probablement en train de vivre leurs dernières heures. 
Troupeau de mouflons - Photo de Thomas Biteau


A la VAC de 17h30, la nouvelle tombe : quatre des cinq individus ont été abattus. Seul un mâle solitaire a échappé aux tirs d’Alexis et Thibaut. Un mâle qui trouvera le temps bien long désormais, seul sur ce bout de montagne perdu dans le golfe du Morbihan. Avec sa mort, une page de l’histoire de Kerguelen se tournera ; la disparition d’une magnifique espèce montagnarde perché sur un rocher cerné d’eau.
 Alexis face à son domaine - Photo de la Réserve Naturelle

17 janvier 2012 – Dernière séance (âmes sensibles s’abstenir)
Le réveil me tire du lit à 3h du matin – il me semble que je viens tout juste de poser la tête sur l’oreiller. Pourtant, le ciel s’éclaircit déjà au dehors : en été, les nuits sont courtes et le soleil pointe vers 4h du matin. Repoussant difficilement la couette, je me jette dans mon bleu de travail et sort dans la nuit. La base est plongée dans le calme, à l’exception de TiKer dont les fenêtres allumées projettent sur le sol une chaude lumière. Lorsque je rejoins la table du petit-déjeuner, tout le monde est là : Christian le berger, Alexis le chasseur, Nicolas le boucher, Eric, Tony et David les volontaires. C’est l’heure de la première des deux ultimes séances d’abattage de moutons de Longue. Pendant tout le début d’été, Christian et Alexis ont entretenu les clôtures et sélectionner les agneaux qui seront abattus pour la consommation de la base. Il y a deux jours, le chaland est venu récupérer les bêtes qui ont ensuite été transportées dans un grand container. 


Lorsque j’arrive près de l’abattoir, on entend clairement les bêtes qui s’agitent dans leur enclos métallique. Je lance un coup d’œil furtif, mais le balayage de ma lampe frontale ne renvoie que l’éclat de leurs pupilles inquiètes. 


A droite du bâtiment se trouvent les congélateurs, prêts à recevoir les carcasses. A leurs côtés a été parqué un tracteur dont le godet servira à transporter les déchets jusqu’à l’incinérateur. Des goélands insomniaques ont déjà pris possession des lieux, impatients de venir piocher dans les abats que nous y déposerons.

Nous nous équipons tous d’une grande tenue imperméable verte dont je dois relever les bords pour ne pas marcher dessus, et chacun prend sa place : Christian et David seront chargés d’aller chercher les agneaux et de les égorger. Ils seront ensuite disposés tête en bas sur de grands crochets coulissant sur un rail au plafond. L’animal passe alors entre les mains de Tony qui devra couper la queue puis ouvrir la peau au niveau des pattes et du cou. Le crochet glisse ensuite jusqu’à Nicolas, qui retire la peau de l’animal avec des gestes précis de son couteau. 

 Dernière étape, Eric et Alexis, en charge de l’éviscération : ils pratiquent une grande ouverture au niveau de l’abdomen et retirent le système digestif et cardio-pulmonaire. L’ensemble des viscères est déposé sur une table inox où je suis positionnée – je rentre alors en action. En tant que médecin, je suis chargée de l’inspection des organes afin de m’assurer que la viande est propre à la consommation. Dans cet objectif, Laëtitia et moi avons suivi une formation accélérée en soins vétérinaires à Lyon avant notre départ. J’observe le foie, les reins, les ganglions, le cœur, les poumons. Puis j’inspecte la carcasse, les membres, l’intérieur de la cavité abdominale et thoracique. Si je ne remarque rien de suspect, l’animal encore chaud est accroché à l’autre extrémité de l’abattoir. Si en revanche je note un détail qui me gêne, l’ensemble est jeté dans le godet du tracteur à l’extérieur – pour le plus grand bonheur des goélands et skuas qui rôdent autour. 


En tant qu’ancienne végétarienne, je dois reconnaître que ce fut loin d’être la partie la plus agréable et appréciée de ma mission. Même si la matinée se déroule dans une ambiance chaleureuse, mes compagnons rivalisant d’originalité dans les chansons et les blagues débitées à tour de bras. Lorsque passe enfin le dernier agneau devant mes yeux (35 en tout), je pousse un soupir de soulagement. Christian n’est pas très satisfait de moi (6 animaux ont été saisis et rejetés en raison d’anomalies au niveau des organes) mais cette partie du travail est enfin finie. Je rends mon tablier tâché de sang à Nicolas et rentre à SamuKer en baillant. Même après une douche plus prolongée que d’habitude, il me semble que je ne parviens pas à faire partir l’odeur animale. Demain, Laëtitia viendra à son tour inspecter les derniers agneaux de Longue. Puis l’abattoir sera passé au jet d’eau une dernière fois, et se refermera – probablement pour toujours.
En effet, il ne reste plus sur Longue qu’environ 450 béliers. Ceux-ci seront en  partie abattus par Alexis à partir de septembre, et la page Port Bizet se tournera bientôt à Kerguelen. Les moutons introduits pour alimenter la base, qui servaient aussi de monnaie d’échange avec les palangriers (en échange de Légine, de Grenadier, etc…) vivent, tout comme leurs voisins de Haute, leurs derniers mois d’existence. Malheureusement pour Longue, le mal est fait et la végétation ne retrouvera jamais son état originel, avant l’introduction du mouton, des graminées, des pissenlits et des insectes qui les colonisent. Mais le retrait des espèces introduites est le prix à payer pour maintenir ce statut de réserve naturelle, si important pour le reste de l’archipel  – seulement, les moutons en payent la plus grosse facture.
La cabane de Port Bizet sur l'île Longue

Mai et Août 2012 – Week-ends « Alimentation de la base »


S’il est un endroit qui représente parfaitement les possibilités de ressources alimentaires de Kerguelen, c’est bien la cabane de Laboureur.
Situé au fond du bras Jules Laboureur, on y accède en chaland après 2 à 3h de navigation, qui se concluent par un superbe louvoiement dans d’étroits passages entre les îles, d’abord, puis des langues de terre qui dessinent un labyrinthe où viennent se confondre les limites entre la Grande Terre et le golfe du Morbihan.
Cabane TAAF hébergeant les touristes le temps d’une nuit lors des OP, c’est un petit chalet installé sur le bord de mer, le long d’une cascade à laquelle est pompée l’eau courante (un luxe rare en manip’). J’ai eu la chance d’y séjourner à deux reprises depuis le début de l’hivernage, à l’occasion de sorties ‘travail’ (…) « alimentation de la base ».
Perchée entre le bras Jules Laboureur au nord et le bras Bodissin au sud, la cabane Laboureur est parfaitement située pour à la fois profiter des ressources marines que lui proposent le bord de mer, pénétrer dans le plateau central pour chasser le renne, et rallier à pied les multiples rivières et cascades courant jusqu’au golfe et dans lesquels viennent se reproduire truites et saumons.
Mai 2012, le chaland quitte Port-Aux-Français sous un ciel dégoulinant de rose et de violet, dont la mer renvoie les éclats pastels puis enflammés du soleil levant. 



Après quelques heures de navigation, nous nous glissons entre les rochers et falaises pour pénétrer au cœur du bras Jules Laboureur. Nichée au pied de deux barres rocheuses, la cabane apparaît enfin, précédée de son ponton qui tend vers nous ses planches de guingois. Denis le Bosco approche le chaland des rochers noirs et beache en douceur à quelques dizaines de mètres de la cabane. 
 Denis à la barre entre les îles


Gwen n’a plus qu’à placer l’échelle, et nous voilà qui débarquons hommes et matériel sur le rivage. Pas de temps à perdre, tandis que la première moitié du groupe va ouvrir la cabane et nettoyer les ravages accomplis par une armée de souris affamées par l’hiver débutant, Thibaut, Alexis et Thomas de la Réserve Naturelle s’enfoncent dans les terres en compagnie de Tony et Denis. Thibaut et Alexis ont chacun une arme, nos deux chasseurs ayant la mission d’abattre quelques rennes pour l’alimentation de la base.
En attendant leur retour, Patrick DisKer, Patrick CNES, Lahcen, Maxime, Thibaut et moi-même quittons la cabane pour rejoindre une langue de roche qui affleure entre deux bandes de mer. Là pousse en toute tranquilité la plus grande concentration de moules qu’il m’ait été donné de voir. Plus grande, pas forcément en longueur (quoique…) mais surtout en épaisseur ! 


On marche littéralement sur un tapis de moules noires à la coquille brillantes, dont certaines atteignent des tailles impressionnantes (au point de combler tout l’espace de la paume de ma main – que je n’ai certes pas très grande, mais tout de même !). En l’espace d’un quart d’heure, nous remplissons deux touques pleines tandis que la neige se met à tomber. Les mains rougies par le froid, nous soulevons difficilement les dizaines de kilos que pèsent chaque fardeau et ramenons le tout jusqu’au ponton. Voilà une belle quantité de moules qui partira avec le chaland le lendemain, direction les cuisines de la base. 

Une perle trouvée dans une moule




Tandis que les uns retournent à la cabane s’offrir une petite sieste pendant que d’autres bouquinent ou discutent, je remonte la cascade qui dégringole depuis la barre rocheuse surplombant la cabane. Le gel a figé les branches d’acena qui viennent chatouiller la surface du cours d’eau, et des plaques de glace se sont formées sur les parois rocheuses verticales exposées au vent glacial. Même la fragile Azorelle se voit affublée d’un nouveau fardeau, ses feuilles délicates supportant des stalactites éphémères. Le chaland est au mouillage au large de la cabane, mais les averses de neige successives le dissimulent à ma vue à intervalles réguliers. Entre deux rideaux de neige, de belles éclaircies illuminent le disque que forme les îles et langues rocheuses autour du bras de mer, et le chaland se trouve alors comme en lévitation au-dessus d’un miroir parfait. 


 Puis la neige revient, et même la cabane disparaît à ma vue. Lorsque je marche, le sol craque étrangement : le gel s’est insinué en profondeur, et jusque dans la tuyauterie qui court de la cascade à la cabane : il nous faudra batailler pendant près d’une heure avant de parvenir à rétablir l’eau courante.


 Lorsque nos chasseurs rentrent enfin à la cabane, la nuit est tombée. Après plusieurs heures de marche, ils ont enfin déniché  un troupeau de rennes au fond d’un vallon. Trois bêtes sont tombées sous leurs coups, qu’ils ont dépecées sur place et dont la viande – ramenée à dos d’hommes – constituera là aussi un met de choix pour agrémenter les menus de TiKer.


 Lever de soleil au-dessus de Laboureur


Août 2012, nous revoilà à Laboureur. Dans trois semaines, la cabane accueillera huit touristes et leur accompagnateur. Il est temps de faire un grand coup de ménage pour les recevoir dans les meilleures conditions possibles. 


 C’est aussi un excellent prétexte pour revenir dans ce magnifique site, et surtout retenter sa chance au bras Bodissin. Imaginez donc un petit cours d’eau d’à peine cinq mètres de large, pas plus long de vingt cinq mètres, coincé entre une superbe cascade infranchissable et un bras de mer qui n’en finit pas de s’étirer. J’ignore qui l’a découvert, mais contre toute attente c’est une véritable caverne d’Ali Baba en terme de truites et saumons. 



Pour s’y rendre, il faut longer la côte vers le sud avant de traverser une langue rocailleuse séparant le bras Jules Laboureur du bras Bodissin. On suit un enchaînement de petits lacs coincés entre de hautes falaises, avant d’aboutir sur une longue plage de sable sur laquelle les cailloux dessinent d’étranges symboles en glissant avec la marée. 

Transit en mai



 Transit en août



Le bras Bodissin apparaît entre deux barres rocheuses

La pente est tellement négligeable que de longues nappes d’eau salée restent prisonnières de la plage à marée basse, et constituent tout autant de miroirs où se reflètent les montagnes alentours. 

 Reflets d'automne
 'Reflets' d'hiver (des pas des jours précédents)

Une fois parvenu tout au fond du bras, après une heure quinze de marche depuis la cabane, on découvre en même temps qu’on l’entend cette fameuse cascade au pied de laquelle truites et saumons viennent se reproduire, à défaut de pouvoir monter plus haut. Moi qui n’aie jamais rien pêché à Kerguelen (tout autant par inexpérience que par la fâcheuse habitude de troquer la canne à pêche contre l’appareil photo), je ne mettrai que quelques lancers avant de sortir ma première truite. Un monstre à mes yeux ! Prise au jeu, je regrette presque de ne pas avoir de mètre ruban pour mesurer ce poisson que je peine presque à porter à bout de bras (Patrick DisKer – grand fan de pêche – a lancé une belle compétition avec son record à 86cm).


A ma droite comme à ma gauche, les poissons s’accumulent en tas frétillants d’où s’échappent parfois une laitance blanche, voire des œufs d’un bel orange vif. Sur les deux journées que nous passerons ici, nous ramènerons 16 puis 26 belles prises, dont quelques saumons. La première séance sera écourtée par ma maladresse, un faux pas sur les rochers glissants m’ayant valu un plongeon dans l’eau glacée au pied de la cascade (je confirme ainsi l’utilité d’avoir du rechange dans son sac à dos !). Cet endroit semble être inépuisable, les ResNat étaient pourtant passés avant nous deux jours plus tôt, et il est bien difficile de se forcer à s’arrêter de pêcher, le seul facteur limitant n’étant pas l’épuisement du « bon coin » mais surtout les quantités que l’on pourra porter sur son dos pour faire le trajet de retour. 



C’est ainsi que nous rejoindrons la cabane avec quelques vingt kilos de poisson chacun sur le dos, ne s’offrant qu’une courte halte pour admirer un trio de rennes nous contemplant depuis l’autre côté du bras Bodissin. Sitôt arrivés, Francis le chef cuisine vide et nettoie les prises. Ce soir, après les moules au barbecue du midi (ramassées un quart d’heure avant), nous resterons dans le thème avec carpaccio de truite et saumon grillé.
Avez-vous déjà mangé plus frais ?


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