Nos voisins les manchots - Cinquième et dernière partie


















Samedi 21 juillet

La journée d’hier puis cette nuit ont été très froides, si bien que ce matin, en sortant pour admirer un dernier lever de soleil, je découvre que la boue qui entoure la cabane s’est transformée en un épais bloc de glace noire. 

 
Fantastique opportunité d’observer les empreintes des manchots qui du coup se sont figées dans la terre ; il ne manque plus qu’un peu de ciment pour en effectuer un moulage parfait. 


 Au milieu des milliers d’empreintes de petites pattes palmées des royaux se croisent les grands triangles des empreintes des cracous, le tout parsemé de quelques profondes traces de nos grosses bottes. 


Pendant que le soleil pointe derrière des nuages frôlant l’horizon – qui le découpe en deux parties, l’une douce et l’autre déjà intensément lumineuse – le même spectacle se renouvèle et dont je ne me lasse pas : une longue colonne de manchots arrivent du sud depuis l’océan, des pétrels géants surfent au dessus des vagues dont l’écume s’envole en longs rideaux rougeoyants, un groupe de manchots se jette dans l’eau changée en marre d’or pour rejoindre, à la toilette matinale, ceux qui barbottent déjà. Dans la crèche les poussins s’éveillent en entendant le chant de leurs parents qui les appellent au petit-déjeuner.  Nouveau lever de soleil mémorable, ponctué d’une petite mélancolie qui me prend à la gorge : c’est le dernier jour, en fin de matinée nous reprenons la route pour rentrer à Port Aux Français. 






Mais avant cela il nous reste encore deux poussins à trouver. 40 sur les 42 suivis par Maxime et Thibaut ont été pesés, et il ne nous reste plus que trois heures avant de devoir partir pour de bon. Nous nous répartissons donc autour de la crèche qui nous intéresse, chacun à une extrémité. Armés de jumelles, nous scrutons les ailerons de ces milliers de poussins qui piaillent en se bousculant si l’on a le malheur de s’approcher d’un peu trop près. 


 Maxime vérifie dans son carnet les numéros des poussins repérés 
"Et comment est-ce qu'on arrive à voir ceux qui sont au milieu ?"


Séance de shooting

Voilà encore un autre spectacle dont je ne me lasse pas, ce rituel des chants lancés par les adultes auxquels répondent leurs poussins. Quelques tempêtes de neige nous fouettent le visage, et devant nous les manchots se resserrent pour opposer au froid la chaleur de la masse. 



 Papa et Maman appellent en chœur leur petit

 Nous repérerons bien quelques poussins bagués, mais aucun des deux qui nous intéresse. A 9h30, nous quittons la colonie à regret sous un beau rayon de soleil.

 Le module chambre

  Le module cuisine - salle à manger - salle commune - bureau - home cinéma

La vue depuis les commodités




 Guetteur dans toute sa splendeur

Dernier saut à la cabane où nous rangeons nos affaires, nettoyons de fond en comble les pièces à vivre, puis après un dernier regard lancé vers ces dizaines de milliers de manchots qui peuplent la belle plage de sable noire de Ratmanoff, nous chargeons nos sacs à dos et reprenons la direction de Port Aux Français. Il existe bien des endroits sur Kerguelen que j’ai quitté à regret – mais jamais un départ ne m’avait causé une telle tristesse : je me suis fondue dans la masse de ces créatures exceptionnelles pendant moins de deux trop courtes journées, et il me semble n’avoir fait qu’effleurer la surface, comme lorsque l’on passe la main sur l’eau cristalline d’un lagon sans avoir le temps de passer de l’autre côté du miroir pour explorer toutes les merveilles que recèlent les profondeurs bleutées.  J’ai la gorge serrée et les yeux humides lorsque nous laissons derrière nous la cabane du guetteur et longeons la plage en direction du sud.

 Arc en ciel d'écume

Pendant quelques minutes encore nous suivons le bord de mer, croisant à contre-sens les adultes qui rejoignent la colonie depuis leur lointain point de beachage. En effet, on ignore encore quelle en est la raison exacte, mais les adultes sortent de l’eau à deux cents, voire cinq cents mètres de la colonie et font le reste du chemin en marchant – étrange comportement, plutôt que d’émerger pile en face de la crèche de leur petit. Le vent nous pousse vers l’avant alors que j’aimerai désespérément faire demi-tour. 

Petite sieste au soleil pour ce jeune éléphant de mer
 
Parvenus à hauteur d’une petite colonie de manchots papous perchés à quelques mètres au-dessus de la plage sur la plateau d’acaena, nous obliquons vers l’ouest, direction Port Aux Français. La base n’est pas encore en vue, à six heures de marche, et nous visons un point imaginaire situé, comme à l’aller, entre le Peeper au nord et le Bayngué au Sud. Juste après avoir quitté la plage et dépassé un nid d’albatros solitaire dont le poussin a déjà atteint une taille respectable, nous croisons la longue trace rectiligne du « line » (ou transect) de Nath le PopChat, dont les passages pluriquotidiens lors de sa session à Ratmanoff ont tracé dans l’acaena une marque sombre. 


 Puis, devant nous s’étale la longue plaine de la Péninsule Courbet.
Le plateau humide s’est changé durant la nuit en un véritable magasin de miroiterie, les innombrables souilles et lacs ayant été pétrifiés dans la nuit par le gel. L’acaena marron et court de l’hiver s’est figé dans une fine carapace de gel tandis que l’eau dans laquelle nous nous enfoncions jusqu’aux genoux avant-hier est désormais un parfait miroir de glace sur laquelle nous glissons avec plaisir. Le vent qui a soufflé en rafales cette nuit a sculpté la métamorphose de l’élément liquide, si bien que d’incroyables formes plus abstraites les unes que les autres se sont dessinées à l’intérieur de l’épaisse couche transparente sous laquelle ondule quelques feuilles d’acaena sous les vibrations de nos pas. 

 Pont éphémère...
 ... et nuage solitaire                           

Marcher ainsi permet d’avancer beaucoup plus vite que lorsque nous devions zigzaguer entre les souilles, mais à chaque pas il me semble que je commet un crime impardonnable en détruisant ces subtiles sculptures. Pourtant, tout est éphémère, et lorsque le soleil d’après-midi tombera dessus, la volonté de vie et de mouvement de l’eau reprendra le dessus. 



Aux abords des lacs, les embruns d’eau douce se sont eux aussi retrouvés statufiés dans leur mouvement, formant d’étranges sculptures défiant la gravité, mimant des bâtonnets glacés auxquels il ne manque plus que la couleur pour donner l’illusion d’un sorbet. Les deux garçons marchent d’un bon pas devant moi, et entre deux petites haltes photo je presse le pas pour me tenir, au mieux à leur hauteur, au pire à quelques mètres derrière eux. A midi nous décidons de faire une pause casse-croûte alors que notre point de repère est enfin en vue : les roches Jumelles. Malheureusement il n’existe aucun point suffisamment haut sur cette longue Péninsule toute plate pour pouvoir se protéger du vent glacé, si bien que nous reprenons la route presque aussitôt, et je finis mon pique-nique en trottinant derrière Maxime et Thibaut.




Parvenus à hauteur des roches Jumelles qui dévoilent tous leurs atouts sous un beau soleil d’hiver, Port Aux Français est enfin en vue, les boules du CNES constituant un excellent point de repère désespérément entêtant. 



Sur la plaine qui s’étire devant nous, des dizaines de petits bâtons blancs et rouille parsèment le sol : les Fusov s’alignent devant nous comme si elles voulaient baliser la route à suivre jusqu’à la base.

Fusov devant les sommets de la presqu'île Ronarch 
(le Pouce est particulièrement reconnaissable sur la droite, 
ayant conservé le beau cône d'ancien volcan)


 Depuis notre pause déjeuner, je m’astreins de ne pas regarder ma montre – ce qui peut devenir un réflexe obsédant et très déprimant – si bien que lorsque nous parvenons enfin sur les rives de la rivière Château, je n’ai pas la moindre idée du temps qu’il nous a fallu pour parcourir toute la distance depuis Ratmanoff. Mes chaussures font déjà « flop flop » depuis une traversée de rivière précédente, si bien que je ne réfléchis pas trop au chemin à suivre au moment de m’enfoncer dans la rivière dont l’eau glaciale me donne la sensation que mes chaussures se sont transformées en deux étaux qui se resserrent lentement autour de mes pieds. Tandis que je marche tout droit, conservant l’équilibre à l’aide des bâtons de marche, Thibaut devant moi tente de passer de rocher en rocher pour ne pas tremper ses bottes. Et patatatra, un rocher plus glissant que les autres a raison de son équilibre et le voilà qui finit les fesses dans l’eau. 



Nous finissons la traversée de rivière au pas de course, Thibaut trempé jusqu’à la taille. Sitôt la rivière traversée, Maxime envoie un message à la base pour demander  une voiture de venir nous chercher au niveau du hangar de Fusov qui n’est plus qu’à quelques minutes. Une fois le pied posé sur le grand terrain de cailloux qui encadre Fusov et à sa droite le SuperDarn (le programme de Charles, servant à analyser l’activité aurorale dans la ionosphère), je m’autorise enfin à regarder ma montre. 15h40 !!! Nous avons mis 5h35 pour parcourir la distance Ratmanoff-PAF. Je jubile en regardant les garçons : on met habituellement 6 à 7h pour effectuer ce transit, je suis aux anges !

Les immenses antennes du SuperDarn


Lorsque nous atteignons la piste de lancement des Fusov, la voiture blanche de Baptiste arrive au même moment au bout de la piste descendant du CNES. Nous voilà à la maison. Une douche chaude, des vêtements propres, un radiateur… mais que n’aurai-je pas donné pour rester auprès d’eux, des heures, des jours entiers… nos voisins les manchots.






Pour l'anecdote, pour moins de 72h en manip' - et après tri - j'ai compté 712 photos de Ratmanoff...

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