Baie de l'Observatoire - première partie


En 1874, un évènement astronomique exceptionnel (à l’échelle d’une vie humaine) a attiré une poignée de scientifiques sur l’archipel des Kerguelen : le passage de Vénus devant le soleil, uniquement observable tous les 115 ans (plus précisément alternativement tous les 115 et 115+8 ans). Le phénomène serait visible depuis un ruban géographique s’étendant de la Sibérie orientale jusqu’à l’Océan Indien, où les futures Terres Australes et Antarctiques Françaises (Crozet, Kerguelen, St Paul et Amsterdam) constituent la plus grande partie des terres émergées. C’est à la Baie de l’Observatoire (qui ne prendra ce nom que plus tard, suite à ces observations astronomiques), à l'Est de la Grande Terre le long du golfe du Morbihan, qu'une équipe de scientifiques britanniques décide de s’installer.

Le télescope de l'équipe britannique pour l'observation du passage de Vénus devant le soleil

Parallèlement, une expédition d’Américains s’installe à la Pointe Molloy et une troisième, allemande, à l’Anse Betsy. Les Français ont quant à eux choisi de prendre possession de l’île St Paul qui deviendra tristement célèbre suite au destin funeste des marins bretons et normands envoyés là-bas pour pêcher la Langouste au début du XXème siècle, dernière tentative infructueuse de René Bossière pour faire fortune sur ces îles désolées. En effet, cette initiative se soldera par le décès de la majorité des familles "abandonnées" là, décimées par le scorbut (carence en vitamine C) - pour plus de détails je vous conseille l'excellent livre : "Les oubliés de Saint Paul"


Après deux années passées en Antarctique, Joseph Enzensperger, alpiniste et météorologiste allemand, arrive à Kerguelen via l’Australie en  1902 afin de débuter des observations sur la baie de l’Observatoire depuis le sommet la Treppe. En octobre 1902, il commence à souffrir des premiers symptômes du Béribéri (carence en Vitamine B1) et décèdera le 2 février 1903 en ayant poursuivi jusqu’au bout ses observations météorologiques mais aussi la description détaillée de ses symptômes. En 2003, une plaque a été déposée par la Royal Geographical Society dans la baie de l’Observatoire pour célébrer le 100ème anniversaire de sa mort.


Tandis que je prépare mon sac, bien au chaud à Port Aux Français qui n’existait pas encore à l’époque dont je viens de parler (il faudra attendre les années 50 pour voir arriver les premiers PAFiens), tous ces évènements historiques me trottent dans la tête. Une fois de plus, me voilà fin prête à partir en manip’ dans un haut lieu de l’histoire des Kerguelen : la baie de l’Observatoire.
Faisant suite à ces observations astronomiques puis météorologiques, cet endroit est devenu l’un des sites de référence pour l’étude des marées : la marégraphie. Et c’est cette même raison qui va cette semaine me donner l’opportunité de découvrir l’un des plus beaux site du Golfe du Morbihan (si tant est que l’on puisse les classer par ordre de beauté…), en particulier de part sa position à cheval entre le labyrinthe des îles du Golfe et les premiers reliefs du plateau central de la Grande Terre.


Miroir d'acaena
(alias : meilleur ami des lacets et bas de pantalons)


Lundi 16 mai – retour vers le passé

Les montagnes qui cernent le Golfe du Morbihan tels de paisibles géants ont revêtu leurs manteaux d’hiver. Merveilleux contraste entre le blanc de leurs flancs et le bleu profond de la mer sous un beau soleil de mai. Me revoilà sur le chaland de Denis et Gwen, direction le Sud.
 

 Le Crozier sous son manteau hivernal, dans l'enfilade du Val Studer

 

 La presqu'île Ronarch sous la neige


Le vent s’est levé, les vagues cognent sur le fond plat de l’Aventure II, me chassant bien vite du pont : il faudra attendre le couvert des îles pour pouvoir faire chauffer l’appareil photo.


 Voilà ce qui arrive lorsque l'on fait une photo à l'avant du chaland un jour de houle... 
image prise juste avant la douche salée

Sur la passerelle, Denis à la barre et Gwen à ses côtés, l’ambiance est comme toujours chaude et gaie, musique à fond, éclats de rire et bonne humeur. Marie Céline la petite marie a profité de son jour de congé pour se joindre à nous. Enfin, le roulis se calme, nous passons entre les premières îles, le long de l’épave de l’Alberta (ancien navire des frères Bossière, mystérieusement retrouvé éventré) où les pétrels plongeurs (familièrement baptisés Plon-Plon) nous offrent un spectacle d’envol par centaines.


  Envol de Plon-Plon par centaines

Petite photo sourire devant le Pouce tout enneigé, puis première halte sur l’île Chat où nous déposons Thibaut et Thomas de la ResNat qui vont passer ici 8 jours sous tente afin d’inventorier pétrels noirs et pétrels gris.

L'épave de l'Alberta le long de l'île de Chat

  Thomas et Thibaut largués sur Chat
 
Puis, cap à l’ouest direction la Baie de l’Observatoire. Apparaît au fond d’un de ses fjords la petite cabane rouge de Korrigans. Nous déposons vivres et matériels sur les rochers à 300m de là puis remontons sur l’Aventure afin d’être beachés quelques minutes plus tard à l’emplacement du marégraphe. Nous sommes trois, Philippe météo alias Papounet, moi-même et Lahcen le chef de manip’. Déjà, l’Aventure II s’en va, ces invités nous faisant de grands signes de bras. Et voilà, c’est parti pour six jours à trois ! :-)




La crique du marégraphe



A notre arrivée, midi passé, c’est marée basse. Il faudra attendre encore trois bonnes heures avant que le niveau de la mer n’atteigne l’échelle marégraphique, sur laquelle nous devons travailler aujourd’hui. En attendant, nous avalons rapidement un Mac Chaland (sandwich traditionnel confectionné sur le chaland) puis partons explorer les environs. A quelques centaines de mètres au-dessus de la grève nous tombons sur les vestiges de l’ancienne cabane occupée par les scientifiques qui se sont succédés ici, astronomes, magnéto-sismo et experts de la marégraphie. Il ne reste malheureusement plus que quelques bouts de bois pourrissant et un tas de bouteille en verre cassées.


  Les fouilles archéologiques qui ont été effectuées ici il y a quelques années (ArchéObs) ont emporté le reste. De là, on bénéfice d’une belle vue sur l’extrémité est du golfe du Morbihan, les îles de Moules et Heugh nous offrant leur plus beau profil sous un ciel malheureusement plombé de gris.

 La cabane de Korrigan est visible au fond

 Un drôle de rocher qui a les crocs

Après un petit détour dans la plaine, nous entamons une courte ascension afin de profiter d’un joli panoramique sur les autres îles qui nous entourent (Australia, Mayès, …) et le début du Plateau Central que nous découvrirons les jours suivants.

 
 Panoramique de Lahcen

Puis, redescente vers le marégraphe au petit trot après une courte séance de luge sur les fesses dans l’acaena (beaucoup moins amusante qu’à Sourcils Noirs…).  Le temps que le niveau de la mer atteigne le bas de l’échelle, nous montons la bouée marégraphique de Lahcen qui fera des relevés précis par GPS pendant les prochains jours.



 Montage et installation de la bouée marégraphique

Puis, les vagues viennent enfin lécher le bas de l’échelle, il est l’heure de faire ce pourquoi nous avons été déposés : 20min de relevé du niveau de la mer à raison d’une mesure toutes les 5s.
Papounet s’installe devant l’échelle marégraphique, Lahcen se hisse à hauteur de l’échelle électronique, quant à moi je m’installe au creux d’un rocher, montre en main et stylo prêt à noter les relevés annoncés par mes compagnons.
-          - TOP
-          - 1,62
-          - 2,02
-          - TOP
-          - 1,62
-          - 2,02
-          - TOP
-          - 1,62
-          - 2,03
-          - TOP
-          - 1,62
-          - 2,02
Et ainsi de suite toutes les 5s pendant 20min.

 Lahcen et Papounet à leurs postes
Histoire de tester notre concentration, un dauphin de Commerson vient jouer avec nos nerfs pendant quelques minutes. Impossible de lever les yeux du carnet ou de la montre, je trépigne d’impatience en entendant son souffle régulier venir percer la surface. Espérons qu’il restera là jusqu’à ce que l’on ait fini la manip’… Manque de pot, lorsque nous parvenons au terme des 20min, plus de dauphin en vue. Petit farceur.
Je me hisse à la place de Lahcen près de l’échelle électronique afin de maintenir un capteur en face de l’engin pendant qu’il récupère les données sur son ordinateur. Pendant les quelques minutes que cela prendra, des cormorans de Kerguelen (reconnaissable à la tache jaune au-dessus du bec et au contour bleu de leurs yeux) viennent nager sous mes pieds, entre les laminaires que l’on voit par transparence dans l’eau bleue de la crique, d’une limpidité qui donnerait presque envie de nager (je dis presque car impossible de retirer gants et bonnets sans commencer à frissonner… alors de là à tremper un orteil !).



16h30 : manip’ finie !
Plus qu’une heure pour rentrer à la cabane, récupérer notre matériel, et la journée de travail est finie. La semaine aussi. Nous sommes lundi, le chaland passe nous reprendre samedi : voilà devant nous cinq belles journées de vacances en perspective !



Mardi 15 mai – circumnavigation pédestre de la marre aux canards

Les flancs des collines alentours sont troués de dizaines de terriers de lapins qui s’éparpillent en nous voyant, l’oscillation de leur arrière train faisant comme des clignotements lorsque la partie inférieure blanche de leur queue apparaît et disparaît alternativement.

 Sentiers de lapins tracés dans l'acaena
Nous quittons la cabane en direction de la barre rocheuse qui la surplombe. A peine quelques minutes plus tard, et quelques dizaines de mètres de dénivelé d’avalés, nous parvenons en vue du lac Eaton. Cette vaste étendue d’eau surplombant la cabane de Korrigans tire son nom des canards endémiques des îles Kerguelen et Crozet, eux-mêmes nommés ainsi en hommage au naturaliste Alfred Edwin Eaton (1845-1929), bien que cet entomologiste n’ait jamais mis les pieds dans les TAAF.


 Par-dessus les monts, soudain j'ai vu, passer l'canard d'Eatonnnnn....

Programme du jour : faire le tour complet du lac, en oscillant entre longer ses quelques plages (Waïkiki Beach de Gégé GP, et la toute nouvellement nommée – par moi-même –  Crique Géophy) et escalader les barres rocheuses le ceinturant.





 De là nous profitons d’une vue imprenable sur l’entrelacs d’îles du golfe à l’est, les sommets enneigés de la presqu’île Ronarch, de la presqu’île Jeanne d’Arc et du plateau central de la Grande Terre.

 Lac Eaton et golfe du Morbihan sur la droite de la photo
(panoramique de Lahcen)

Parvenus à l’autre extrémité du lac, nous faisons une petite halte casse-croûte en admirant les reliefs de l’île Haute. C’est ici qu’une page de l’histoire des Kerguelen est en train de se tourner, les derniers mouflons (introduits en 1956) étant actuellement pistés par Alexis, le chasseur de la ResNat.

 L'isthme séparant le lac du golfe, avec sur la gauche de la photo l'île Haute

La réserve naturelle des TAAF a été créée en 2006. Depuis, moutons, mouflons, vaches à Amsterdam, et peut-être les rennes d’ici quelques années (tout dépend du résultat de l’étude de leur impact), autant d’espèces introduites pour nourrir l’homme et qui sont peu à peu retirées des TAAF dans une volonté de retour à l’état originel. Témoin muet des caprices de l’homme, l’île Haute nous domine depuis l’autre extrémité du bras de mer. Naïvement, je fouille du regard ses recoins éclairés ; quelque part entre ces rochers se cachent les derniers mouflons des Kerguelen.

Et oui, ça pousse ça pousse...

Déversoir du lac Eaton

Mercredi 16 mai – journée sac de couchage

On évalue la rudesse d’une cabane au bruit que font les bourrasques en percutant la construction ; à ce jeu-là, je dois reconnaître que Korrigans est plutôt bien armée, car malgré les 60 nœuds de vent en rafales qui s’engouffrent dans la baie de l’Observatoire, la cabane ne vibre pas et seul le sifflement dans l’aération nous rappelle que ça souffle fort au dehors. Pluie et vent, manip’ marégraphe finie, voilà trois bonnes raisons de rester bien au chaud dans la pièce à vivre de la cabane, à écouter de la musique, bouquiner ou travailler un peu. Chaque cabane de l’archipel est différente, a son petit charme particulier, liée à son histoire enrichie par les générations de scientifiques qui se sont succédés, les ornitho à Mayès, les écobio à Australia, ou encore les géophy à Korrigans. Mais parmi toutes, ce que je préfère ce sont les cabanes où tout est réuni dans une même pièce : lits, salle à manger et cuisine. Ainsi, l’on peut être tranquillement allongé sur son lit, bien emmitouflé dans son sac de couchage, bonnet vissé sur la tête, les mains émergeant tout juste du duvet pour tourner les pages du bouquin, tout en continuant à participer à la vie de la cabane où les autres préparent à manger, travaillent sur la table ou bien trient leurs photos des journées précédentes.

 

                 


                   Papounet en mode "Chrysalide"
 Retour du soleil avant la nuit

Première manip’ où j’emmène mon ordinateur, la cabane bénéficiant d’un groupe électrogène et le transit à pied se limitant aux 300m séparant le point du beachage du chaland à la cabane. Ça offre la possibilité d’écouter de la musique, de commencer à trier les 500 photos en deux jours (oui oui je sais… j’ai la gâchette un peu trop facile) voire d’être un peu sérieuse et de continuer le travail habituellement mis entre parenthèse pendant les manip’s.


 Nature figée


La journée va s’écouler tranquillement au rythme des rafales de vent (nous avons une pensée d’encouragement pour Thomas et Thibaut sous leur tente à Chat), des averses de pluie et des allers-retours entre le lit et la table. Lecture, musique, travail personnel, blind-test musical (remporté par Lahcen par 33 points contre 26 pour Papounet) et un petit film en fin de journée, chaudement blottis au fond de notre sac de couchage.

Demain, si Papounet tient bien ses promesses (car un célèbre dicton Kerguelenien dit : "Qui part avec un météo dans son sac à dos, s'assure une bonne météo), retour du soleil, et belle randonnée en perspective !

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