Le réveillon de Noël a toujours été synonyme de famille pour
moi. C’est le moment des fêtes de fin d’année consacré à la réunion avec ses
proches, dans la chaleur rassurante de ceux dont l’amour nous paraît inconditionnel.
Oui mais voilà, en cette fin d’année 2011, je suis à
13 000 km de tous mes proches, famille et amis. Alors, lorsque l’on m’a
proposé de participer à une Manip’ PopChat à Port Jeanne d’Arc, j’ai aussitôt
sauté sur l’occasion. Pour deux raisons : d'une, se retrouver dans l’intimité
d’un petit groupe parmi ceux qui
deviennent petit à petit notre famille pour un an, et de deux car Port Jeanne d’Arc - PJDA comme on l’appelle ici – m’a toujours
fascinée ; et depuis mon arrivée j’espérais pouvoir découvrir les ruines
grinçantes de cette ancienne (et unique en France) station baleinière.
Construite par les frères Bossière
en 1906, elle va fonctionner à l’aide de dizaines de familles exilées, et ce
jusqu’en 1922. Des milliers de baleines y seront massacrées puis dépecées. Suite
à sa raréfaction cumulée à la concurrence des navires usines, les pachydermes
de mers vont laisser la place aux éléphants de mer. Massacre organisé afin de
fournir l’huile nécessaire à l’éclairage publique de Londres.
Depuis la faillite des frères Bossière, la station
baleinière était devenue une cité fantôme tombant en ruines. Jusqu’à ce que les
TAAF décident de protéger ce patrimoine historique unique en entamant des
travaux de restauration. Petit à petit, une partie de l’âme des anciens
baleiniers revit là-bas, sur les rives de la Péninsule Jeanne d’Arc, à trois
jours de marche de Port Aux Français.
Le Chaland
Ça n’est pas à pied que nous nous sommes rendus sur ce site
de Manip’ désormais uniquement fréquenté par le PopChat. Pour cela nous avons
embarqué sur l’Aventure II, le chaland des TAAF. Lever à l’aube (façon de
parler, le soleil se levant vers 2h30 désormais) le 24 décembre afin
d’embarquer à 6h45 sur le bijou de Denis (Bosco) et Gwen (mécano).
Le golfe du Morbihan en pleine mer - le 24 décembre au petit matin
Au
programme, quatre heures de navigation dans le golfe du Morbihan puis entre les
îles qui nous protègeront du vent (ouf, car certains estomacs n’ont pas
supporté la houle matinale – quelle bonne idée j’ai eu de ne pas prendre de
petit-déjeuner !).
Ce répit du roulis nous permet de profiter, des étoiles
dans les yeux, des courses folles de dauphins de Commerson venant flirter avec
l’étrave. Puis passage hors du temps le long de la seule épave des Kerguelen,
l’Alberta, navire abandonné par les frères Bossière (encore et toujours eux) peu avant la fin de leur folle entreprise.
Dauphin de Commerson
L'épave de l'Alberta
(rebaptisée Espérance par les frères Bossière)
Abandonnée intacte, elle fut retrouvée mystérieusement éventrée
Puis très brève escale à Verte pour récupérer Marianne et Nana, deux
scientifiques qui étudient les pétrels bleus, puis touché rapide sur l’île
Longue (terrain de jeu des moutons kerguelenois (race Bizet, originaire du Cantal) en voie d’extermination
volontaire et de leur berger attentionné) pour reprendre Alexis le trappeur et
Eric de l’Appro, en échange de Nana qui va passer Noël avec Christian le
berger. A chaque étape, à peine une ou deux minutes de pause, le temps de récupérer les déchets triés de
chaque cabane, le matériel de chacun et de ravitailler le garde-manger.
Les cabanes IPEV de l'île appelée "Verte", point d'observation des pétrels bleus
Les collines et falaises d'un vert époustouflant de l'île longue
Le ton est donné à l'arrivée sur Longue ! Repère de Berger
Enfin, nous voilà en vue de PJDA.
Sortant de la brume et du
vent, les hautes tours rouillées des fourneaux surgissent sur fond de vert
sombre des collines alentours. Au fur et à mesure que l’on s’approche, chaque
bâtiment aux couleurs rouge des pays nordiques se détachent du blanc de la
pluie. A peine le temps de réaliser ce qui m’arrive, et me voilà à descendre
l’échelle du chaland en évitant de passer à l’eau avec mon sac et l’appareil
photo qui me brûle les doigts. Rapide déchargement de nourriture et de matériel
PopChat, et voilà le navire qui fait déjà marche arrière. Derniers signes de la
main, derniers « Joyeux Noël » emportés par le vent, et le silence de
PJDA se referme sur nous. Silence tout relatif : le claquement des grosses
gouttes de pluie contre les centaines de tonneaux rouillés, les soupirs aigus
des carcasses rouillées des anciens fours dans le vent en rafale, le cri des
goélands et skuas qui ont élu domicile dans ces entrelacs de fer et d’acier.
Mais le temps presse, il faut vite se précipiter vers la maison rénovée dans
laquelle les TAAF ont installé un gîte et couvert grand luxe pour Kerguelen.
Eau courante puisée dans une rivière en amont, bouteilles de gaz pour l’eau
chaude et la gazinière, groupe électrogène pour la lumière nocturne, vieux
matelas en guise de couchage, et même une salle de bain avec douche et
WC !
Ancienne habitation restaurée au premier plan,
où nous pouvons nous installer pour les Manip' PopChat
Bon, certes, les souris et rats ont élus domicile pendant
notre absence, et il faut passer à la javel toute les conserves, étagères et
vaisselle. Le charme de PJDA tient aussi à cela.
Garde-manger (on ne va pas mourir de faim - les souris non plus)
Tous à table (Charles - Nathanaël - Florian)
Après un déjeuner copieux, le soleil qui est de retour pour
saluer notre venue nous attire inexorablement au dehors. Eric, qui après avoir
passé cinq jours à Longue nous a rejoint pour ces quatre jours ici, nous
organise une petite visite guidée des lieux, expliquant en détail l’utilité de
chaque carcasse éventrée par les années qui passent inexorablement (sans parler
des éléments pour le moins intransigeants qui sévissent dans cet archipel).
Etrange moment que d’errer dans ces lieux tout en les faisant revivre par
l’imagination. Quelle était donc la vie de ces familles exilées sur un coin de
monde perdu, hostile, exerçant un travail épuisant dans une atmosphère
perpétuellement polluée par les cadavres de baleines en cours de dépeçage, et les fumées
s’élevant de ces immenses fourneaux ? Quel destin incroyable,
effroyable ?
Chaloupes
Treuil servant à tirer les carcasses de baleines jusqu'à la zone où elles étaient dépecer
Fourneaux effondrés
Tas de charbon vieillissant dans la pluie et le vent
Des centaines et des centaines de tonneaux abandonnés sur place
Le baleinier inconnu - L'une des rares tombes de Kerguelen
Une majeure partie de l'usine
Malgré tout, je ne peux m’empêcher d’être fascinée,
hypnotisée. L’on croirait presque être les premiers êtres à revenir sur ces
lieux désertés, apprentis archéologues tentant de reconstruire le quotidien à
l’aide de fragments de vie éparpillés, de charpentes effondrées d’anciennes
demeures dont l’on ne retrouve désormais que les empreintes des murs principaux,
et un poêle solitaire comme unique témoin survivant.
Restes de demeures plus ou moins bien conservées
Après cette petite parenthèse touristique, nous retournons à
nos moutons, ou plutôt à nos chats. Réglage de la carabine pour Nathanaël, le
PopChat, avec laquelle il doit chasser les lapins qui serviront à attirer les
chats dans ses pièges. Oui oui, il y a des chats à Kerguelen. Des milliers.
Introduits par les premiers colons afin de leur tenir compagnie et surtout de
chasser rats et lapins, ceux-ci sont rapidement revenus à l’état sauvage.
Malheureusement, outre la chasse aux lapins, ceux-ci ont rapidement découvert
qu’attraper des poussins albatros ou manchots étaient beaucoup moins fatigants.
Bref, c’est donc le travail du PopChat de les observer.
Le PopChat est un chasseur solitaire
Une fois capturés,
ceux-ci seront ramenés sur la base, identifiés, pesés, prélevés (poils, sang,
etc…), puis relâchés après quelques heures. Pendant que Nath part chasser le
lapin, Eric, Florian (VAT-Logistique), Yves (ancien PopChat faisant la
transition avant de nous quitter avec le prochain bateau), Charles (VAT-informaticien)
et moi-même partons à la découverte des hauteurs de PJDA, surveillant notre
chasseur de loin. Qui malheureusement pour lui, rentrera bredouille à l’heure
de l’apéritif !
Santé !
Apéritif donc, soir de Noël oblige. Pour l’occasion, Hughes
le chef de PAF nous a gâté. Au menu de Noël, toast jambon-Gérard (le fameux camembert en conserve - l'incontournable des TAAF !), foie gras et Champagne en apéritif
(merci Charles ! qui n’a pas oublié d’amener sa belle chemise pour
l’occasion) et coquilles St Jacques en entrée.
Charles en pleine action pour monter les blancs en neige à la manière de l'ancien temps
Apéro de luxe pour une cabane trois étoiles !
Charles se met sur son 31 (bien que nous ne soyons que le 24)
pendant que Nath' sert le Champagne
Pour le dessert, nous nous
offrons le luxe de nous préparer une mousse au chocolat, dont les blancs auront
été brillamment montés en neige par Florian et Charles (avec deux fourchettes
en guise de fouet – chapeau !). Un moment unique, la VAC de 17h30 le jour
de Noël. Pour rappel, la VAC c’est le contact radio obligatoire entre toutes
les personnes hors base et Gégé, le gérant postal. Celle-ci permet de prendre
des nouvelles de chacun, et d’informer des prévisions météo. Pour Noël,
celle-ci avait une atmosphère particulière, chacun passant ses messages de
Noël, un ornitho nous ayant même gratifié d’une petite musique de Noël !
Tous réunis autour de la "Zézette" de Nath'
(ceci étant bien sûr sa radio - je vous vois sourire d'ici !)
Puis, enfin, une magnifique soirée de Noël à la bougie, où
l’on savoure le bonheur d’être sur un archipel merveilleux, qui nous a tous
fait rêver et que l’on foule enfin de nos pieds fébriles de le parcourir en
long en large et en travers. Mais aussi l’émotion d’être sur un site historique
incroyable, avec des compagnons fantastiques. Merci à vous pour ces beaux
souvenirs d’une nuit de Noël mémorable.
Un Noël presque en famille
(Véro - Charles - Eric - Nath' - Florian - Yves)
Les journées suivantes, nous partageons nos journées entre
activité PopChat (chasse pour Nath, pose de quatre pièges, parcourt du transect
afin de compter les chats observés sur une distance donnée, relevé des pièges,
…) et découverte des alentours. L’occasion pour moi de faire mes deux premières
randonnées à Kerguelen. Autant dire deux belles ballades les 25 et 26, de 5h30
et 4h respectivement.
Voilà à quoi servent les Manipeurs - porter !
Le piège est armé avec un demi-lapin
Les pierres servent à masquer la carcasse à la vue des Skuas
(qui ne manqueraient pas de se glisser dans la cage pour le chaparder
- et se retrouver coincé à la place d'un chat...)
L’après-midi du 25, une fois les pièges posés à distance du
transect allant vers le hallage des Swains (bande de sable reliant la péninsule
Jeanne d’Arc à la grande Terre des Kerguelen sur laquelle se trouve PAF), nous
poursuivons vers l’ouest afin de rejoindre le pied du dôme Rouge. Puis c’est
parti pour une ascension de 363m sur un terrain de plus en plus pentu et de
moins en moins accueillant pour les chevilles.
Plaine colorée par les fleurs d'aceana
l'archipel
Le parcours est ponctué de
splendides cascades à couper le souffle, de rencontres géologiques improbables,
avant de dépasser le tapis d’acæna (Nom scientifique; Acæna magellanica) qui renonce à 300m d’altitude, laissant la place pour les
derniers mètres aux précieux tapis d’azorelle, formant de magnifiques coussins
d’un vert vif invitant à y poser la tête pour se reposer. Précieuse, mais
fragile azorelle qui complique notre ascension, nous obligeant à slalomer entre
ses constructions végétales afin de ne pas détruire ce travail de dizaines
d’années d’une lente croissance.
Quelles qu’auront été les difficultés, l’arrivée au sommet
en vaut la peine. En posant le pied sur le dernier rocher, j’ai le souffle
coupé. Pas par l’effort (même si je dois reconnaître que ça n’a pas toujours
été une partie de plaisir), mais par la vue qui s’offre à nous – sans compter
le vent d’enfer qui sévit au sommet, menaçant à chaque instant de nous jeter
dans le vide. Du dôme Rouge (nom tiré de la couleur de sa roche, striée de noir
par les coulées d’eau), l’on a une vue à 360° sur le Golfe du Morbihan (à
l’autre extrémité duquel ce jour-là nous avons pu admirer PAF et ces boules du
CNES que l’on croirait visibles depuis n’importe quel point), la grande Terre à
l’ouest avec ses sommets enneigés dont le Mont Ross couronné de nuages, l’océan
indien à l’est et derrière nous, entrecoupé de cette fameuse péninsule Jeanne
d’Arc ainsi que par la presqu’île Ronarch.
Sous un ciel qui hésite entre azur,
pluie et neige (toutes les saisons en une journée, si bien qu’un arc en ciel
nous accompagnera tout au long de l’après-midi), l’entrelacs du golfe et de ses
îles déchiquetées tracent une dentelle somptueuse, où la lumière tombe en
rideaux opalescents dessinant des jeux d’ombre mouvants sur l’eau bleu de cet
autre Morbihan, qui est bien loin de notre Bretagne bien-aimée.
Jeux de lumière sur le golfe du Morbihan, avec l'océan Indien à l'horizon
Ni le vent, ni le froid, ni la fatigue ne peuvent nous
chasser de ces lieux – seule l’urgence de rentrer à la cabane avant le coucher
de soleil nous oblige à nous arracher à l’admiration inlassable de ce décor, né
de l’union entre l’eau et le minéral des Kerguelen – dont l’origine volcanique
semble nous être rappelée dans chaque côte déchiquetée, chaque roche acérée,
chaque falaise majesteuse.
Coussins d'azorelle frappés de gigantisme
Une longue descente nous attend, à un rythme soutenu, où là
encore la nature nous comble de cadeaux inespérés (canyon creusé par une
cascade nichée au fond d’un vallon d’acaena formant un tapis aussi régulier
qu’un parcours de golfe – lapins s’enfuyant à notre approche – mares
circulaires reflétant les rouges et roses du soleil couchant – arrivée sur PJDA
au moment où celle-ci retombe dans le silence de la nuit – premières étoiles
illuminant le ciel sans lune d’un hémisphère sud que j’ai encore du mal à
apprivoiser).
Quels magnifiques cadeaux de Noël ! A cet instant précis,
rentrant dans la cabane glacée envahie de crottes de souris, les pieds trempés, l’extrémité du nez rougi, l’appareil photo en surchauffe, je
me sens la plus heureuse des personnes sur cette petite Terre. La plus gâtée,
la plus comblée. Je suis en vie. Merci !
Même la pluie ne gâchera pas le bonheur que rappelle cette photo
Que dire de la suite de ce trop court séjour à PJDA ?
Agréables moments partagés dans l’intimité de cette cabane de bout du monde,
sans télé, sans radio, sans téléphone, sans journal, sans internet. Retrouver
le bonheur simple des échanges, des interminables parties de tarot ou de scrabble
(bravo Eric !), le pain frais fait main par Yves, les paris sur la
comestibilité des conserves périmées depuis 2005 (tout à fait mangeables)...
... pendant qu'Eric me met une correction au scrabble...
...sous le regard concentré (du moins au début) de Charles
Mais aussi l’incroyable lecture des cahiers de cabane de nos prédécesseurs qui
ont tous rivalisés de talent dans l’écriture, l’imagination ou le dessin.
Sans oublier les balades, les séances interminables de photos animalières, la contemplation, tout simplement.
Goéland (se prenant pour un aigle royal !)
Dans l'oeil du bonbon
Paysages sans cesse époustouflant
Empreintes de pas dans l'acaena
27 décembre : dernier jour sur le site. Il est grand temps de ramasser les pièges (aucun chat capturé
malheureusement pour notre très cher PopChat 62), et ce à la lumière du soleil levant
(aïe – 4h du matin ! mais les couleurs du ciel et la neige qui s’est mise
à tomber valaient largement la peine de s’arracher à la chaleur du sac de
couchage).
Et relevage des pièges sous la neige
Vite vite, il nous faut attaquer le nettoyage intensif de la cabane qui va enfin retomber dans le
silence de PJDA, à peine troublé par le bruissement des fantômes du passé.
Mais
déjà, le chaland est là. Malheureusement, nous voilà obligés d'abandonner les lieux aux skuas, aux goélands et aux
derniers papous venus nous saluer encore une fois.
Le ronronnement de l'Aventure II me ramène tranquillement 90 ans plus tard, nous arrachant à 1922 pour revenir à la veille de 2012.
« Bonjour Denis, bonjour Gwen ! Ne vous y trompez
pas, ça fait plaisir de vous voir ; et si j’ai les larmes aux yeux, c’est
uniquement car je quitte un lieu où j’ai eu le sentiment de me trouver, enfin.
A Bientôt, ou à Jamais, PJDA »