Jamais depuis 5 jours je n'avais ressenti ce parfum familier si rassurant alors que nous étions en plein milieu de l'océan ! Serait-ce donc plutôt une odeur de rivage ?
Bref, à 5h ce matin, je soulève difficilement une
paupière, jette un rapide coup d'œil à travers le hublot et décide de me
rendormir aussitôt : brouillard, brouillard et encore brouillard. On ne voit
même plus l'océan sous nos fenêtres, et le Marion a été contraint de faire
chanter sa corne de brume toute la nuit.
Après avoir stationné pendant une bonne partie de la nuit
puis de la matinée au large de Pointe Basse (Nord-Ouest de l'ile, où l'on devait déposer le premier
lot de matériel et personnel), l'OPEA (le chef TAAF chargé de l'organisation à
bord) décide finalement de quitter ce point pour rallier directement la base
Alfred Faure. La chance nous sourie car vers 10h30, la brume se déchire, et je
peux enfin poser un premier regard sur une île sub-antarctique. L'océan indien
est avare, et la brume ne s'est levée que très lentement, révélant petit bout
par petit bout les contours déchiquetés que nous convoitons tant.
La base Alfred Faure est située sur l'île de la
Possession, qui constitue avec trois autres îles (Ile de l'Est, Ile des Cochons
et l'Ile des apôtres) l'archipel de Crozet. Bâtie au sommet de magnifiques
falaises dignes des plus belles aventures de Stevenson (je verrai bien un ou
deux trésors dissimulés dans ces grottes brumeuses), elle surplombe ainsi la
baie du Marin. Si je ne m'abuse (et je n'ai malheureusement aucun moyen de
vérifier, n'ayant plus accès à Dr Google... [frustration]), c'est l'endroit où
les français ont débarqué pour la première fois sur l'île. C'est aussi et avant
tout le lieu de vie d'une magnifique manchotière, coupée en deux par la cale où
débarque une bonne partie du matériel. Des passerelles ont été construites afin
de permettre aux manchots royaux de passer d'une moitié à l'autre.
la manchotière
Les manchots... première rencontre incroyable. Tandis que nous étions tous sortis sur la passerelle pour admirer la base et les premières falaises de l'île émergeant du brouillard sous un soleil estival (estival mais sub-antarctique - donc bonnets, gants et doudounes sont de rigueur), des cris d'excitation ont soudain retentis de part et d'autre.
Le long de la coque, des manchots royaux étaient venus
inspecter cet étrange animal bleu et rouge venu jeter son ancre au large de
leur manchotière. De véritables fusées noires et orange se sont mises à barboter
autour du Marion, pour le plus grand plaisir de nos yeux.
Patauds sur terre, de vraies torpilles sous l'eau.
Sitôt le brouillard levé, le ballet aérien de
l'hélicoptère a pu débuter. Deux allers et retours rien que pour le courrier
(la tradition veut qu'il soit le premier à descendre du navire). Puis il était
déjà l'heure de dire au revoir à Philippe qui, les yeux ébahis, ne réalise pas
encore ce qui lui arrive ("Mais qu'est-ce que je fais là ?"). A peine
le temps de lui faire un signe de la main qu'il est déjà arraché à l'héliport
dans le rugissement des pales. Une minute plus tard, le voilà déposé sur son
nouveau lieu de vie pour les 12 prochains mois.
La valse de l'hélicoptère s'est poursuivie ainsi toute la
journée, bien vite rejoint par la portière, une espèce d'énorme radeau tiré par
un petit bateau. On comprend mieux pourquoi la mer doit être - à peu près -
calme, charger des caisses de plusieurs tonnes sur un radeau de fortune étant
un sacré pari. Lorsqu'on admire la vitesse avec laquelle hivernants et
matériels sont débarqués sur l'île, on ne peut que saluer l'adresse des
logisticiens qui se plient en quatre pour améliorer notre hivernage.
Après un déjeuner à effectif réduit, j'ai la chance à mon
tour de pouvoir m'envoler vers Alfred Faure. Court mais intense baptême de
l'air au-dessus de la houle grouillante de manchots, le long des falaises
abruptes avant de piquer vers le grand H de l'héliport de Crozet.
Pas de temps à perdre ; sitôt descendu, Luc le guide nous
entraîne, les neufs touristes qui se sont offerts le voyage de leur vie et
moi-même (chargée de médicaliser la sortie de ces passagers payants) vers la
manchotière en contrebas, à Port Alfred.
Le parfum de milliers de manchots agglutinés les uns
contre les autres, slalomant entre les corps avachis de quelques éléphants de
mer. Puis, on les entend. La cacophonie incessante d'adultes appelant leur
petit, de poussins appelant leur garde manger, de manchots pestant contre un
voisin trop maladroit. Puis enfin, on les découvre. Ce premier regard posé sur
la manchotière, c'est comme une grande claque dans le dos. "Tu vois !
C'est pour ça que tu es là !"
Waoo. J'ai encore du mal à y croire. Des milliers de
manchots à perte de vue, à la robe noire et blanche si distinguée, joliment
relevée par cette larme d'orange sur le côté du crâne. J'aurais pu passer la
journée à les observer, à s'amuser de leur maladresse sur terre, à
s'émerveiller de leur agilité en sortant de l'eau, à s'attendrir de leurs
échanges câlins se manifestant par des effleurements de bec ou des croisements
de palmes (ou nageoires ? ou ailes ? ou pattes ?).
Vivement que je retrouve internet pour partager avec vous
le souvenir indélébile de ce moment incroyable (5 gigas de photos... je me suis
un peu laissée aller).
Malheureusement, le temps nous est compté, et il est déjà
temps de partir. Un dernier regard, un dernier éclat de rire face à leur
dandinement en file indienne, entrecoupé des pas précipités des petits chionis
chapardeurs, sous le regard patient des terribles skuas. Puis retour à la base.
L'hélicoptère poursuit son œuvre de cordon ombilical entre les îles
sub-antarctiques et les terres plus "civilisées" - des caisses
remplies de fruits et légumes s'envolent du Marion pour traverser en un temps
record l'océan qui le sépare de la base.
Après avoir admiré quelques uns de ses va et vient, les
deux ornithos de la base nous entraînent à la rencontre des Albatros. Un peu en
contrebas d'Alfred Faure, ces seigneurs des airs - plus grand oiseau volant qui
soit - ont établi leurs nids. Presque toujours fidèles, ils reviennent ainsi
toujours au même endroit restaurer ce cocon posé à même le sol, duquel éclora
un albatros juvénile qui mettra un an à apprendre à voler. Ou plutôt, à se
jeter dans le vide. Car embarrassé par l'envergure de leurs ailes aux
proportions inégalées, les albatros ne peuvent décoller sans commencer par se
précipiter d'une falaise.
Rencontre troublante que de se tenir à quelques mètres
des ces oiseaux impressionnants par leur taille, subjuguant par leur vol, et
pas le moins du monde perturbé par notre présence.
Toutes les bonnes choses ont une fin, et cette journée
était particulièrement merveilleuse. 18h, il est temps d'abandonner les lieux,
les rendre à leurs propriétaires temporaires. Je leur confie Philippe, qui
découvre son hôpital avec l'aide de son prédécesseur, ainsi que Nina, qui
restera un mois sur Crozet avant de nous rejoindre à Kerguelen sur la rotation
de janvier.
Dans six jours, Kerguelen. Il sera alors temps à mon tour
de réaliser pour de bon ce qui m'arrive, de prendre la mesure de ce que j'ai
décidé de vivre, à 13 000 km d'une vie qui n'a décidément rien de commun avec
ce que je m'apprête à expérimenter.
Pour suivre en temps réel la Marion-Dufresne
http://www.institut-polaire.fr/ipev/bases_et_navires/le_marion_dufresne/position_du_marion_dufresne)
http://www.institut-polaire.fr/ipev/bases_et_navires/le_marion_dufresne/position_du_marion_dufresne)
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