Nous avons dépassé le 38ème parallèle cet après-midi
Jusqu'à présent, le temps est magnifique et il fait encore très chaud (malgré
une petite averse pendant la nuit et un ciel gris en début de matinée)
Le Marion Dufresne a donc quitté Le Port à la Réunion
vendredi 2 décembre à 17h. Nous sommes 112 passagers à bord (dont 9 touristes)
avec en plus 48 membres d'équipage. Les cabines sont pleines à craquer, je
partage la mienne avec une scientifique qui sera débarquée sur le glacier
Ampère (qui descend depuis la calotte glaciaire Cook) dès que nous serons en
vue de Kerguelen. Elle et ses deux collègues ne rejoindront la base de
Port-Aux-Français que trois au quatre semaines plus tard.
Ce navire magnifique est fait d'une multitude de ponts et
de coursives où je persiste à me perdre encore par moments (et oui, moi pas
avoir sens de l'orientation...). Mais, une fois arrivée à destination, la vue
depuis la proue ou la passerelle est absolument époustouflante (j'aurais adoré
vous faire partager cela en photo mais ça devra attendre mon arrivée sur
Kerguelen).
Quelle étrange sensation que de se trouver ainsi au
milieu de nulle part, avec l'océan d'un bleu profond s'étirant à perte de vue.
Seuls quelques rares pétrels (oiseaux marins assez proches du goéland) ou des
poissons volants (que je n'ai pas encore eu la chance d'observer) nous
rappellent que la vie existe encore au milieu de ce désert liquide. A chaque
mouton d'écume venant surmonter la houle (qui est plutôt indulgente pour le
moment), je crois voir le signe d'une baleine venue nous saluer - doux rêve
pour le moment :-)
La vie à bord est très réglée
- 7h : petit-déjeuner (jusque 8h15 au plus tard)
- activités du matin et de l'après-midi (exercice
d'évacuation, instruction sécurité relative à l'hélicoptère, présentation des
TAAF, de l'IPEV, conférences des scientifiques) - et au milieu de tout ça nous
devons caser la formation AFPS à faire à tout le personnel débarquant sur les
districts --> une centaine de personnes à former aux gestes de premier
secours en quelques jours
- 11h00 : premier service du déjeuner
- 12h15 : deuxième service du déjeuner
- 18h00 : premier service du dîner
- 19h15 : deuxième service du dîner
- 20h40 : film (grande découverte avec "Le Diable
s'habille en Prada" - amusant mais totalement en décalage avec ce que l'on
vit actuellement)
Durant les temps libres, chacun vaque à ses occupations,
les scientifiques préparent leurs articles et le matériel, les ornithos scrutent
l'horizon avec leurs jumelles pour faire un relevé précis de toutes les espèces
rencontrées, les logisticiens de l'IPEV se plient en quatre pour faire en sorte
que tout fonctionne une fois arrivés sur les districts, etc... sans compter les
apéros au bar d'Emilien.
Pour ma part, entre l'organisation des formations AFPS,
les discussions avec nos futurs co-hivernants, les ballades sur les différents
ponts pour admirer la vue et cette machine incroyable qu'est le
Marion-Dufresne, le tri des photos, etc... la journée est globalement bien
remplie - durant les temps libres j'en profite pour me pincer. Pas par
masochisme, juste parce que j'ai vraiment du mal à réaliser que je suis là,
assise dans la bibliothèque du Marion Dufresne, ce navire qui me fait rêver depuis
des années. J'y suis !
Le navire nous rappelle sans cesse sa présence sous nos
pieds : les traversées de couloir se font en zig-zag permanent (et ceci n'a
rien à voir avec le fait que l'alcool se vend ici à des prix défiant toute
concurrence... 40 centimes la bière par exemple), l'océan derrière les hublots
monte et descend inlassablement, et parfois avec une telle amplitude qu'à un
moment on admire la danse paisible des vagues, et la seconde suivante on ne
voit plus que le ciel azur. Cela tout en retenant son verre pour éviter
d'arroser les cuisses du voisin.
Je vous laisse imaginer ce que ça donne de prendre une
douche quand le roulis s'accentue un peu... Pendant ma première douche, je me
suis laissée surprendre par une vague un peu plus violente. Le sursaut m'a
précipité vers la porte de la salle de bain (que je n'avais évidemment pas
fermée à clef) et j'ai bien failli passer à travers le panneau pour atterrir au
milieu de la cabine, nue comme un ver, et encore toute savonneuse. On ne m'y
reprendra pas à deux fois, mais qui sait ce que ça donnera lorsque la houle
sera vraiment vicieuse... ?
Pour le moment, à part quelques rares personnes, il ne me
semble pas qu'il y ait trop de mal de mer. Petit à petit depuis notre départ
j'ai remarqué l'apparition d'une secte dont les nouveaux membres ne cessent de
la rejoindre. C'est facile de les reconnaître, ils ont un signe distinctif
flagrant : le patch de scopolamine collé derrière l'oreille.
J'ai bien peur de devoir en faire partie d'ici quelques
jours - j'attends de voir ce que ça donnera lorsque nous aurons dépassé le
40ème parallèle et que les creux dépasseront les 5 mètres...
La navigation devient alors tout un art !
Nous sommes le 4 décembre, dans trois jours nous arriverons
en vue de Crozet, et il sera déjà temps de dire au revoir à Philippe (le
BibCro) et la ribambelle de scientifiques et logisticiens qui viendront
remplacer les hivernants 2011. Je devrais également me séparer de Nina, une
amie de Brest qui va passer un mois à Crozet pour gérer la logistique avant de
nous rejoindre sur Kerguelen sur la rotation de Janvier 2012. (pour mémoire,
celle-ci part de La Réunion tout début janvier, il vous reste donc quelques
jours si vous voulez m'envoyer du courrier pour qu'il arrive fin janvier sur
Ker.)
J'ai du mal à imaginer ce que doivent ressentir en ce
moment les hivernants actuels. Pendant un an ils ont vécu sur ces bases, se
sont appropriés ces îles sauvages. Et voilà qu'avec notre arrivée, tout va être
chamboulé, comme si l'on prenait soudain possession de leur territoire.
Probablement que certains sont pressés de partir et de retrouver la métropole
et leur famille, mais je ne pense pas que ça soit la majorité. La vie sur base
crée une atmosphère si particulière, totalement (ou presque) coupée du reste du
monde. Nous serons perçus comme des envahisseurs, qui les chassent de leur
chambre, de leur fonction, de leur archipel.
Pour le moment, je ne peux qu'imaginer ce qui est sur le
point de m'arriver. Le premier regard sur les falaises escarpées de Kerguelen,
le premier pied posé sur le ponton de Port-Aux-Français. Que se passera-t-il
dans ma tête lorsqu'il faudra dire au revoir au Marion Dufresne, lorsqu'il
s'éloignera lentement de la base ? Que peut-on ressentir à ce moment précis où
l'on réalise que cette fois-ci c'est fait ? Nous sommes arrivés sur ce
territoire isolé et hostile, cette terre aux allures de commencement du monde,
portant dans ses sources d'eau chaude la genèse de la vie sur notre planète
(ces petites bactéries associées en colonies filamenteuses qui sont nos plus
lointains ancêtres). Comment envisager, appréhender, apprivoiser, cette base où
l'on va passer les 13 prochains mois de notre vie ?
La réponse dans 10 jours.
Et les gens sont sympa? Il y en a de ton âge? On veut des noms :)
RépondreSupprimer(le seul mentionné étant le barman, bravo...)